Luttes et mémoires
Pourquoi ce dossier ? Pourquoi maintenant ?
La loi du 15 mars 2004 a ouvert une ère nouvelle : celle d’un droit d’exception appliqué à une minorité, au nom de principes prétendument universels. Ce dossier retrace, avec rigueur et documents à l’appui, une mobilisation oubliée mais fondatrice. Car ce que beaucoup nomment aujourd’hui « dérives » avait un point d’origine clair — dès 2004.
Aujourd’hui, de nombreuses jeunes filles voilées, âgées de 18 ou 20 ans, n’ont connu que cette loi. Elles ont grandi avec elle, et ont souvent dû construire leur vie en contournant ses effets : scolarité dans des écoles privées musulmanes, formation à distance, projets à l’étranger. L’époque a changé, et avec Internet, l’accès au savoir et à des carrières alternatives existe.
Mais il ne faut pas oublier qu’avant cette loi, dès les années 80, une génération entière a été brisée dans son élan d’émancipation intellectuelle. Faute d’alternatives, sans écoles privées accessibles, issues de familles souvent ouvrières et laborieuses, des centaines de jeunes filles ont vu leurs rêves anéantis.
Cette hécatombe silencieuse, même des musulmans l’ont oubliée aujourd’hui.
Ce dossier n’est pas une plainte. Ce n’est pas un retour nostalgique. C’est un rappel nécessaire : pour comprendre le présent, il faut se souvenir de ce que nous avons perdu, et de celles que nous avons laissées derrière.
Ce n’est pas seulement une archive. C’est une leçon de démocratie.
15 mars 2004 – Une loi, une rupture : chronique d’une mobilisation oubliée
Le 15 mars 2004, une loi interdisant le port de signes religieux « ostensibles » dans les écoles publiques françaises était promulguée. Présentée comme une mesure de laïcité, elle a, en réalité, inauguré une nouvelle ère de restriction des libertés, ciblant en priorité les jeunes filles musulmanes.
Ce dossier retrace, de manière chronologique et documentée, la mobilisation inédite que nous avons menée : interpellations juridiques, campagnes électorales, rassemblements publics, lettres aux autorités, appels à la raison.
Nous l’avons fait souvent seuls. Mais avec rigueur, constance, et fidélité à une certaine idée de la République. Ce travail d’archives et d’analyse est une contribution à la mémoire collective, et un rappel que toute exclusion légalisée finit toujours par s’élargir.
Introduction-Vingt ans après, se souvenir pour comprendre
Le 15 mars 2004, sous l’impulsion du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, la France promulguait une loi interdisant « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » dans les écoles, collèges et lycées publics. Présentée comme une réaffirmation du principe de laïcité, cette loi a, en réalité, marqué une rupture dans l’histoire des libertés publiques : celle de l’instauration d’un régime d’exception ciblant certaines expressions religieuses, et à travers elles, certaines catégories de citoyens.
Dès novembre 2003, bien avant que le débat ne se cristallise dans l’opinion, avec une équipe de militants engagés, dont j’étais le porte-parole, nous avons, le mercredi 12 novembre 2003 [1], interpellé par courrier le gouvernement et alerté sur les dérives prévisibles d’un tel projet. Pendant cinq années, de 2004 à 2008, ce combat a pris plusieurs formes : recours juridiques, publications critiques, huit campagnes électorales, et surtout, une présence constante dans l’espace public, à travers des manifestations, des communiqués, et l’organisation annuelle – chaque 15 mars depuis 2005 – d’un rassemblement de mémoire et de vigilance.
Ce dossier retrace, de façon chronologique et documentée, les étapes majeures de cette mobilisation. Il propose aussi une lecture politique de ce que cette loi a transformé, bien au-delà du seul cadre scolaire. Car ce texte, en apparence technique, a ouvert la voie à une série d’exclusions symboliques, juridiques, et civiques, que l’on continue d’observer aujourd’hui.
Il ne s’agit pas ici de faire œuvre d’archive pour elle-même. Il s’agit de transmettre. De témoigner, aussi. Car ce long engagement fut d’abord une tentative de résister à l’effacement : celui des libertés fondamentales, celui des voix dissidentes, celui des mémoires minorées.
Ce travail est donc un acte de rappel. Mais aussi une invitation : à relire ces événements à la lumière du présent, à interroger la légitimité de certaines évidences, et à redonner sens à ce mot trop souvent déformé : laïcité.
Chapitre 1 – Novembre 2003 : L’alerte ignorée
L’année 2003 marque un tournant décisif dans la cristallisation des débats autour de la laïcité, du foulard, et plus largement de la place de l’islam en France. En juillet, la création de la Commission Stasi annonçait déjà la volonté du gouvernement Raffarin de légiférer. Loin d’apaiser les tensions, cette commission allait, en réalité, produire un climat de suspicion croissante, où la neutralité de l’État s’effaçait derrière une nouvelle forme d’orthodoxie républicaine.
C’est dans ce contexte que, dès le mois de novembre 2003, avec le soutien d’une équipe de militants déterminés, j’ai adressé un courrier officiel au gouvernement. Dans cette lettre, nous alertions sur les dangers d’une loi qui, sous couvert de laïcité, risquait de produire un précédent grave : celui d’une restriction ciblée des libertés fondamentales, en particulier à l’égard des jeunes filles musulmanes.
Nous y rappelions que le Conseil d’État, dans son avis de 1989, avait clairement posé les limites de ce qu’on pouvait considérer comme incompatible avec la laïcité : le port d’un signe religieux n’en faisait pas partie en soi. Nous dénoncions aussi l’incohérence d’un projet qui ignorait les jurisprudences antérieures, les conventions internationales, et le principe même de l’égalité devant le droit à l’instruction.
Mais cette alerte ne reçut aucune réponse substantielle. Elle fut balayée, comme tant d’autres, au nom d’une urgence politique construite, d’un récit qui opposait laïcité et liberté, neutralité et pluralisme. En réalité, les décisions semblaient déjà prises. La mécanique législative était lancée. Et l’idée même d’un débat ouvert apparaissait illusoire.
Ce premier acte de mobilisation posait pourtant les fondations d’un engagement de long terme. Il disait déjà ce que nous allions répéter inlassablement les années suivantes : qu’une loi votée à la hâte, sous pression médiatique et électorale, ne peut produire que des effets délétères pour la cohésion nationale. Et que lorsque le droit devient l’instrument de l’exclusion, c’est la République elle-même qui se fragilise.
Document – Extrait de la lettre adressée au gouvernement, 12 novembre 2003
« […] Une telle loi, si elle venait à être votée, entérinerait un état d’exception juridique au détriment d’une catégorie identifiable de la population scolaire. Elle substituerait à la neutralité de l’État une forme de stigmatisation institutionnelle. »
Contexte : Cet extrait est issu de l’un des tout premiers courriers adressés au gouvernement Raffarin. À ce stade, la loi n’est encore qu’un projet en gestation. Mais le ton est grave : il s’agit de dénoncer, avant qu’il ne soit trop tard, un virage politique dont les conséquences juridiques et sociales seraient profondes.
Analyse : Ce passage montre que l’opposition formulée n’était pas d’ordre religieux ou communautaire, mais profondément juridique et politique. La critique porte sur le principe : celui d’un droit d’exception appliqué à une catégorie sociale, en contradiction avec les fondements mêmes de la laïcité républicaine.
Chapitre 2 – Mars 2004 : Une loi, un basculement
Le 10 février 2004, l’Assemblée nationale adopte à une écrasante majorité le projet de loi interdisant « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » dans les établissements publics du second degré. Le vote est sans appel : 494 voix pour, 36 contre. Une semaine plus tard, le Sénat entérine à son tour ce texte, à 93,2 % des suffrages exprimés.
Le 15 mars 2004, la loi n° 2004-228 est promulguée par le président Jacques Chirac et publiée au Journal officiel. Elle devient désormais applicable dans toutes les écoles, collèges et lycées publics.
Mais derrière cette apparente unanimité institutionnelle, les voix critiques se sont pourtant élevées – même si elles furent marginalisées. Dès l’annonce du projet, nous avons analysé, dénoncé, argumenté. Nous avons mis en garde contre les effets de la loi sur le terrain scolaire : exclusions arbitraires, pressions administratives, interprétations abusives, et surtout, atteinte directe au droit à l’instruction des jeunes filles concernées.
Car la loi repose sur un postulat flou : la notion de « signes ostensibles ». Que signifie être ostensiblement croyant ? Peut-on interdire un objet, un vêtement, un geste, sans définir précisément le seuil de ce qui serait « visible de manière excessive » ? Cette imprécision juridique, nous l’avions soulignée dès les premières discussions, annonçait un terrain glissant d’arbitraire.
Pire encore, le projet s’est construit sur une inversion des principes : au lieu de garantir la neutralité de l’État face aux convictions religieuses des citoyens, il en est venu à restreindre l’expression de ces convictions au nom d’un « vivre-ensemble » redéfini comme conformité.
La loi du 15 mars 2004 n’était pas seulement un texte réglementaire. C’était un message politique. Et pour beaucoup, un signal d’exclusion.
Document – Analyse du scrutin législatif
Extrait du document « LOI 15 MARS – ANALYSE DU SCRUTIN » :
- UMP : 90,65 % pour
- PS : 93,95 % pour
- UDF : 43,33 % pour
- PCF : 31,81 % pour
Commentaire : Cette répartition montre l’ampleur du consensus politique autour de la loi. Mais elle révèle aussi un effacement presque complet des clivages traditionnels, au profit d’un alignement transversal qui laissait peu d’espace à la contestation.
Pour une lecture complète des votes par groupe parlementaire, des prises de position publiques, et des stratégies politiques ayant conduit à cette quasi-unanimité législative, une page annexe dédiée est accessible ici :
Analyse politique du vote de la loi du 15 mars 2004
Vous y trouverez :
- Le tableau complet des votes (UMP, PS, UDF, PCF),
- Des extraits de débats parlementaires,
- Une mise en perspective des alliances et silences politiques.
Chapitre 3 – Résister par le droit : le recours comme devoir
Promulguée le 15 mars 2004, la loi interdisant les signes religieux à l’école n’avait pas seulement une portée symbolique : elle s’imposait immédiatement comme force normative, soutenue par une circulaire ministérielle datée du 18 mai. Sur le terrain, cette application se traduisait par des exclusions d’élèves, des pressions sur les familles, des interprétations diverses selon les établissements.
Face à cela, notre position fut claire : la loi devait être contestée juridiquement. Car si elle avait été adoptée démocratiquement, cela ne la rendait ni juste, ni compatible avec les engagements internationaux de la France.
Dès juin 2004, un recours en annulation fut déposé par l’Union Française pour la Cohésion Nationale (UFCN) devant le Conseil d’État, à l’encontre de la circulaire du ministre de l’Éducation. Ce recours, fondé sur des arguments de détournement de pouvoir, incompétence juridique et violation des traités internationaux, fut rejeté le 8 octobre 2004. Le Conseil d’État, loin d’entrer dans le fond des arguments, valida l’usage de la circulaire en tant que simple « guide » d’action pour les chefs d’établissement.
Ce rejet, plus politique que juridique, ne marquait pas la fin de la bataille. En 2005, nous avons saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dénonçant une violation directe de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment de son article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion).
La requête fut jugée recevable, et enregistrée sous le numéro 12999/05 : UFCN c. France. Elle portait une interrogation fondamentale : jusqu’où une démocratie peut-elle restreindre les droits d’une minorité au nom d’un intérêt général proclamé ?
Document – Extrait du communiqué du 20 avril 2005 (UFCN)
« Le recours à la circulaire du 18 mai 2004 comme guide pour l’action des chefs d’établissements scolaires publics est ainsi conforté. Feu vert complet est donné à l’expression de l’intolérance. […] Cette logique d’exception risque de s’étendre à d’autres institutions : hôpitaux, universités, mairies. »
La démarche juridique, bien qu’ultimement infructueuse devant les juridictions françaises, posait un acte politique fort : celui de refuser la résignation. Elle démontrait que les opposants à la loi n’étaient ni des provocateurs, ni des marginaux, mais des citoyens usant des moyens du droit pour protéger ce qui fonde toute République digne de ce nom : la liberté.
Pourquoi la loi n’a-t-elle pas été censurée par le Conseil constitutionnel ?
À l’époque de l’adoption de la loi du 15 mars 2004, l’article 61 de la Constitution permettait uniquement à certaines autorités politiques (Président de la République, Premier ministre, présidents de l’Assemblée ou du Sénat, ou 60 députés/sénateurs) de saisir le Conseil constitutionnel avant promulgation.
Or, aucun de ces acteurs n’a choisi de le faire. Malgré les controverses, aucune saisine n’a été engagée pour vérifier la conformité du texte à la Constitution française, ni à ses engagements internationaux.
Ce silence fut révélateur : il traduisait une volonté politique commune d’éviter tout examen constitutionnel qui aurait pu exposer les failles du texte. Et il soulignait la limite d’un système juridique où les citoyens — et même les associations — n’avaient aucun accès direct à la justice constitutionnelle, avant l’instauration de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité) en 2008.
Une tentative de recours collectif étouffée dans l’œuf
Avant même de déposer notre requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, nous avons entrepris une démarche de concertation et de co-saisine. Par des courriers personnalisés, nous avons sollicité de nombreux acteurs du culte musulman, responsables associatifs, dirigeants de mosquées, ainsi que des figures intellectuelles ou religieuses susceptibles de se joindre à cette démarche juridique.
L’objectif était clair : ne pas faire de ce recours une initiative isolée, mais une action collective, portée par plusieurs voix issues des milieux directement visés par la loi.
Cette tentative s’est heurtée à un mur de silence ou de refus poli. La majorité des interlocuteurs contactés ont décliné, souvent par prudence, parfois par peur, ou encore par adhésion implicite au récit dominant. Cette fin de non-recevoir généralisée a confirmé l’un des traits les plus marquants de cette période : la loi du 15 mars 2004, bien qu’attaquable en droit, était devenue intouchable dans l’espace public.
Chapitre 4 – Résister sur le terrain : urnes, mémoire, visibilité
Face à l’échec des recours juridiques et à l’isolement institutionnel, il nous restait une voie : celle de la scène politique elle-même. Non pour accéder au pouvoir, mais pour reprendre la parole. Pour rappeler, dans l’espace public, que ce débat n’était pas clos. Que l’adhésion à la loi du 15 mars 2004 n’était ni unanime ni indiscutable.
Dès mars 2004, soit une semaine après la promulgation de la loi, nous avons présenté une première candidature aux élections cantonales à Nanterre. Ce fut un acte de rupture autant que de rappel : la loi venait d’exclure certaines élèves des écoles publiques ; nous allions tenter de nous inscrire dans la sphère civique la plus visible, celle du suffrage.
Huit campagnes entre 2004 et 2008
Entre 2004 et 2008, nous avons mené huit campagnes électorales dans plusieurs villes, à différents niveaux (municipales, législatives, régionales). Dès la première – en mars 2004 à Nanterre, une semaine seulement après la promulgation de la loi – la réaction fut d’abord l’incrédulité.
Pour la première fois dans l’histoire électorale française, une femme portant le foulard se présentait à une élection. Cette candidature, en soi, remettait en cause un préjugé déjà solidement installé dans l’opinion : celui selon lequel la loi du 15 mars 2004 interdirait aussi l’accès aux fonctions électives aux femmes voilées.
Nombre d’électeurs pensèrent qu’il s’agissait d’une candidature symbolique ou fantoche, un simple acte de révolte. Certains furent persuadés que cette présentation serait invalidée, voire interdite.
Mais le malentendu ne s’arrêtait pas là : même au sein des préfectures, dans les bureaux d’enregistrement des candidatures, la confusion était manifeste. Plusieurs agents administratifs, croyant que la loi du 15 mars 2004 s’appliquait également à l’espace politique, ont mis en doute la légalité de la candidature. Il fallut alors expliquer, rappeler les textes, invoquer les principes fondamentaux du droit électoral : aucune loi n’interdit à une femme portant un signe religieux de se présenter à une élection.
Ce moment de tension, de confrontation civique, fut révélateur : la loi du 15 mars 2004 n’avait pas seulement restreint des droits dans l’école. Elle avait diffusé, dans les esprits, une vision erronée de la citoyenneté — comme si certaines Françaises, dès lors qu’elles exprimaient une foi visible, étaient devenues inéligibles à la démocratie.
Entre 2004 et 2008, nous avons mené huit campagnes électorales dans différentes villes et contextes (municipales, législatives, régionales). À chaque fois, la candidature était portée non comme une quête de mandat, mais comme un geste de réintégration politique : réintégrer l’espace du droit, celui du discours légitime, du débat argumenté.
Ces campagnes ont été l’occasion de :
- Diffuser des argumentaires pédagogiques sur la laïcité,
- Rappeler les exclusions scolaires concrètes provoquées par la loi,
- Dénoncer les amalgames entre signes religieux et prosélytisme,
- Mobiliser localement les citoyens soucieux des libertés fondamentales.
Elles ont aussi révélé l’hostilité ambiante : refus d’investiture, obstacles administratifs, caricatures médiatiques, ou encore instrumentalisation du féminisme contre les candidates.
Les rassemblements annuels du 15 mars
À partir de 2005, chaque 15 mars est devenu pour nous un jour de mémoire. Un jour où nous organisions un rassemblement annuel, dans un lieu public symbolique. Ces manifestations n’étaient jamais de masse. Elles étaient visibles, argumentées, documentées.
Elles disaient simplement : « Nous n’avons pas oublié. Et nous sommes là. »
Une parole minoritaire, mais structurée
Durant ces années, nous avons produit un ensemble cohérent de documents : communiqués, lettres ouvertes, pétitions, bilans. Nous avons tenté d’ancrer dans la mémoire collective une critique de la loi fondée sur les textes de droit, les effets mesurables, et les principes fondamentaux. Nous n’avons jamais cédé à la provocation. Nous avons choisi la rigueur, la clarté, et la constance. Ce fut une parole minoritaire, certes. Mais une parole assumée, structurée, et traçable.
Chapitre 5 – Après la loi : alertes, bilans, rappels au droit
Loin de marquer la fin de notre mobilisation, la promulgation de la loi du 15 mars 2004 a ouvert une nouvelle phase : celle de la documentation rigoureuse, des interpellations officielles, des tentatives d’alerte prolongée auprès des institutions françaises et européennes.
Multiplier les rappels au droit
Dès 2004 et jusqu’en 2010, plusieurs lettres officielles furent adressées à des autorités nationales : présidence de la République, Premier ministre, Conseil d’État, Défenseur des droits (ex-HALDE), Conseil constitutionnel, mais aussi à des instances européennes. Ces courriers, souvent argumentés sur le plan juridique, soulignaient les effets d’exclusion, de stigmatisation et de confusion induits par la loi, tout en appelant à un réexamen de sa légitimité au regard des droits fondamentaux.
Un bilan chiffré accablant
Dès 2005, nous avons produit un document de bilan chiffré compilant les cas d’élèves exclues, les dérives d’application, les zones grises juridiques exploitées par les établissements scolaires. Ce travail de recensement avait un double objectif :
- Sortir du discours abstrait sur la laïcité, en montrant les conséquences humaines de la loi.
- Fournir aux institutions un matériau concret, susceptible de justifier une remise en question ou une révision.
Mais ces alertes, pourtant étayées, restèrent sans réponse substantielle. Ni le Conseil d’État, ni la HALDE, ni les cabinets ministériels sollicités n’acceptèrent d’engager un dialogue constructif. Le consensus politique sur la loi rendait toute critique inaudible.
Campagnes de rappel : 2008, 2010, et au-delà
En 2008, puis de nouveau en 2010, des appels publics à abroger ou réinterroger la loi furent lancés. Ces campagnes s’appuyaient sur :
- des tribunes publiques,
- des communiqués de collectifs,
- des pétitions numériques,
- et des courriers ouverts aux parlementaires.
Ces actions ne visaient pas à provoquer, mais à repolitiser un débat figé, en montrant que la loi avait cessé d’être un texte de régulation neutre pour devenir un marqueur idéologique, creusant des fractures durables dans le pacte républicain.
Documents – Extraits de lettres officielles
Lettre à la HALDE – 16 mars 2010
« Nous vous écrivons en tant que citoyens profondément préoccupés par les effets persistants d’une loi votée il y a maintenant six ans. […] Des dizaines d’élèves ont été exclues, sans solution alternative, pour avoir simplement porté un signe visible de leur foi. Il ne s’agit pas ici de contester le principe de laïcité, mais de dénoncer l’usage inégal et discriminant qui en est fait. »
Lettre au Président de la République – 7 novembre 2008
« La loi du 15 mars 2004 a été promulguée sans qu’aucun débat de fond n’ait pu être mené sur ses conséquences réelles. […] Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’en débattre dans l’abstrait, mais de regarder les faits : des jeunes filles écartées de l’école, des familles humiliées, des trajectoires brisées. […] Nous vous demandons solennellement de reconsidérer ce texte à la lumière de ses effets. »
Ces extraits montrent la constance de votre démarche : ni victimaire, ni provocatrice, mais juridiquement argumentée et politiquement responsable.
Intervention à l’Assemblée nationale – 3 décembre 2009
Dans le cadre de la mission d’information parlementaire sur le port du voile intégral, une audition s’est tenue le 3 décembre 2009 à l’Assemblée nationale. J’y suis intervenue pour rappeler les dérives déjà observées depuis 2004, pour alerter sur l’escalade législative en cours, et pour mettre en perspective la loi sur le voile intégral dans le prolongement direct de celle du 15 mars 2004.
« Ce qui avait été présenté en 2004 comme une mesure de neutralité s’est révélé être un outil d’exclusion. Le voile intégral n’est qu’un nouveau prétexte pour renforcer cette dynamique. […] Nous avons déjà vu ce que produit une loi construite sur l’obsession d’un signe. Cela ne protège pas la République, cela la fragilise. »
Cette intervention, loin d’être un simple témoignage, fut une tentative de réintroduire dans un débat verrouillé une parole issue du terrain, du vécu, du droit, et non d’une abstraction idéologique.
Chapitre 6 – Se retirer pour transmettre
En 2008, après cinq années d’engagement soutenu, de mobilisation multiforme, de recours juridiques et de campagnes politiques, nous avons décidé de ne plus nous présenter à aucune élection. Ce choix ne fut ni une défaite ni une résignation, mais un acte de fidélité à une éthique de la lucidité.
Nous avions tout tenté : les lettres, les recours, les votes, les alertes, les manifestations. Ce n’est pas la légitimité de notre parole qui manquait, mais la possibilité d’un espace pour qu’elle soit entendue autrement que comme une menace ou une anomalie.
Ce retrait fut aussi une protection : contre l’usure, contre la solitude militante, contre les glissements de terrain qui transforment la conviction en sacrifice stérile. Et surtout, ce fut un choix stratégique : celui de construire autrement, plus lentement, hors des cycles électoraux, une archive, une mémoire, un legs.
Nous avons quitté l’espace électoral, mais nous n’avons jamais quitté le champ du politique. Car témoigner, documenter, transmettre, c’est encore faire de la politique – peut-être même de la plus essentielle.
Aujourd’hui, ce dossier en est le prolongement. Il ne prétend ni convaincre tout le monde, ni imposer une vérité. Il cherche simplement à réinscrire un combat dans le temps long, à rendre visible une trajectoire que certains ont voulu effacer, et à poser cette question, restée entière :
Que reste-t-il de la République quand elle oublie d’écouter ceux qu’elle exclut ?
Conclusion – Ce que la République refuse d’entendre
La loi du 15 mars 2004 ne fut pas simplement une régulation scolaire. Elle a constitué une inflection majeure du pacte républicain, transformant la laïcité de principe juridique en dogme identitaire. Et si ce basculement n’a pas immédiatement produit tous ses effets, il a ouvert une brèche : celle d’un droit d’exception appliqué à une catégorie de citoyens.
Nous avons tenté, dès l’origine, d’enrayer cette mécanique. Nous avons interpellé, argumenté, saisi le droit. Nous avons manifesté, organisé des rassemblements annuels, mené des campagnes électorales, produit des documents, alerté les institutions.
Mais aucune autre initiative administrative d’envergure n’a suivi. Ni les grandes fédérations, ni les conseils cultuels, ni les relais communautaires n’ont engagé de démarche comparable. La mobilisation fut massive dans la rue, mais marginale sur le plan juridique et politique.
Peut-être, déjà, une forme de découragement, de docilité attendue, ou même, chez certains, la croyance qu’une fatwa à l’étranger suffirait à rendre la loi acceptable — comme lorsque Nicolas Sarkozy alla chercher en Égypte un blanc-seing religieux à une loi d’exception nationale.
Cette indolence stratégique, cette relativisation politique du problème, nous en payons collectivement le prix aujourd’hui.
Chaque année depuis, des mesures restrictives ciblant les musulmans se sont ajoutées — sur les signes religieux, les associations, les lieux de culte, les structures éducatives ou sociales. Le dernier rapport d’État sur les Frères musulmans, utilisé pour justifier de nouvelles lois liberticides, n’est qu’un avatar de cette trajectoire amorcée en 2004 : suspicion, amalgame, contrôle.
La loi du 15 mars 2004 fut donc un point de départ, pas une exception. Et ce que nous avons tenté, souvent seuls, de dire dès cette époque, c’était ceci : lorsque l’on tolère une atteinte aux droits d’une minorité, on prépare la restriction des droits de tous.
Ce dossier, enfin, n’est pas une plainte. Il est un acte de mémoire, de transmission et de veille. Il est un legs pour les générations qui viendront, et un appel à ne plus jamais céder à cette illusion : que l’on protège la République en en trahissant les principes.
Chapitre 7 – Repères chronologiques
▶ 2003
12 novembre : Courrier au Président de la République et à son gouvernement. Première alerte officielle sur le projet de loi.
Novembre–décembre : Interpellation de députés, d’élus locaux, et courriers personnalisés envoyés aux responsables de mosquées, d’associations musulmanes et aux institutions cultuelles. Silence général
▶ 2004
10 février : Vote massif de la loi à l’Assemblée (494 pour).
15 mars : Promulgation de la loi n° 2004-228.
18 mai : Circulaire d’application envoyée aux rectorats et établissements.
Juin : Dépôt d’un recours devant le Conseil d’État contre la circulaire.
Étés et rentrée scolaire : Exclusions d’élèves, témoignages recueillis, rédaction d’un bilan chiffré.
Octobre : Rejet du recours par le Conseil d’État.
Mars–juin : Première campagne électorale à Nanterre, suivie de plusieurs autres en banlieue parisienne.
▶ 2005
15 mars : Premier rassemblement annuel contre la loi, devenu rituel chaque année.
20 avril : Communiqué officiel de l’UFCN dénonçant les effets de la loi.
Avril : Dépôt d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (requête n°12999/05).
Publication du premier bilan chiffré sur les cas d’exclusion.
▶ 2006–2008
Multiplication des campagnes électorales, souvent dans un climat de suspicion et d’hostilité.
Organisation de manifestations publiques, dont une marche de la Bastille à République.
Novembre 2008 : Lettre ouverte au Président pour demander une révision de la loi.
▶ 2009
3 décembre : Audition à l’Assemblée nationale dans le cadre de la mission d’information sur le port du voile intégral. Une intervention marquante, permettant de rappeler publiquement les effets déjà constatés de la loi du 15 mars 2004, et de mettre en garde contre l’extension continue des restrictions visant les expressions religieuses visibles.
▶ 2010
16 mars : Lettre à la HALDE pointant la persistance des discriminations.
Poursuite des rassemblements du 15 mars, dans un contexte de durcissement politique général.
▶ 2012
13 mai : Organisation d’une table ronde sur l’islamophobie à Nanterre, intitulée « Définition, rétrospective et perspectives de luttes citoyennes », réunissant acteurs politiques, associatifs, écrivains et philosophes — une première initiative de ce type qui a ouvert la voie par la suite à d’autres initiatives.
2012 : Multiplication des tables rondes et colloques :
Colloque « L’islamophobie en questions » à Sciences Po le 20 avril 2013
Débats autour de Fondapol sur « Valeurs d’islam, République et Citoyenneté », le 14 juin 2015
️ 2013–2015
Montée des actes islamophobes (augmentation de 42 % en 2012)
Organisation de forums, tribunes, initiatives citoyennes (CCIF, CRI, Coexister, campagne #NousSommesUnis en 2015)
️ Depuis 2016
Poursuite des débats publics, au sein d’institutions (Observatoire de la laïcité, fondations, collectifs), malgré la pression croissante de la droite et de l’extrême droite.
️ 2023–2024
Nouvelles lois ciblant vêtements religieux (abaya, qamis, burkini)
Rapport 2024 sur les Frères musulmans : justifiant une série de mesures restrictives — preuve que les craintes de 2004 se sont matérialisées.
▶ Depuis 2010
Multiplication des lois restrictives : loi sur le voile intégral (2010), lois séparatisme (2021), interdictions vestimentaires (2023), directives ciblant l’enseignement ou les associations.
Discours d’État assimilant islam visible et menace idéologique : stratégie de « lutte contre l’islamisme », contrôles renforcés, dissolution d’associations.
2024 : Rapport officiel du gouvernement sur les Frères musulmans, utilisé pour légitimer de nouvelles restrictions, confirmant les craintes exprimées dès 2004.
15 mars 2004 – Une archive politique pour aujourd’hui
Ce fil chronologique montre qu’en 2004, notre inquiétude n’était pas disproportionnée, mais fondée. La loi du 15 mars n’a pas été une fin, mais un point de bascule. Une boîte de Pandore juridique et politique, ouverte au nom de principes trahis, et dont les effets se déploient toujours.
Pour aller plus loin :
Conclusions
Ce dossier est plus qu’un témoignage : c’est une archive politique vivante, construite dans la solitude, la rigueur et la fidélité à des principes trahis. Il retrace une séquence volontairement oubliée de l’histoire républicaine récente, et oppose à l’oubli une contre-mémoire lucide et exigeante, portée par une parole minoritaire qui n’a jamais cédé ni à la colère pure, ni à la résignation.
Ce fil chronologique montre que notre inquiétude, en 2004, n’était ni disproportionnée ni isolée : elle était fondée. La loi du 15 mars n’a pas été une fin, mais un point de bascule. Une boîte de Pandore juridique et politique, ouverte au nom d’une laïcité instrumentalisée, et dont les effets se déploient encore aujourd’hui : lois successives, discours de suspicion, politiques d’exception.
À l’époque, alors même que la République prétendait intégrer, elle excluait ceux qui lui parlaient en son nom. Notre isolement fut réel, mais il a produit une chose que les postures majoritaires n’engendrent jamais : la constance minoritaire. Celle qui construit, documente, garde la mémoire et laisse des traces.
En 2012, avec notre table ronde sur l’islamophobie, nous avons franchi une nouvelle étape : celle de la formulation politique claire d’un mot encore tabou. Ce fut la première proposition structurée de débat citoyen sur ce sujet en France. Depuis, d’autres voix ont pris le relais, d’autres formes de lutte ont émergé — souvent tardivement, mais toujours dans cette filiation de vigilance démocratique.
Aujourd’hui, les faits nous donnent raison. Nous avons été prémonitoires sans être prophétiques. Ce que beaucoup nomment désormais « dérives » avait un point d’origine clair, identifié, dénoncé — dès 2004.
En somme, ce dossier n’est pas seulement une réponse à une loi. Il est un acte de lucidité historique, un outil de transmission, et une leçon de démocratie : celle qui rappelle que ce ne sont jamais les institutions seules qui sauvent les principes, mais les consciences qui les défendent. Même lorsqu’elles sont minoritaires. Surtout dans ces moments-là.
[1]Courrier adressé à Monsieur Jacques CHIRAC Président de la République Française, Monsieur le Premier Ministre, Mesdames et messieurs les Ministres, Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale