Cheikh al-Bouti ou l’assassinat de la sagesse
Un verset pour les polémistes
« À ceux qui engagent avec toi une polémique à son sujet, à présent que tu es bien informé, propose ce qui suit : “Appelons nos enfants et les vôtres, nos femmes et les vôtres, joignons-nous tous à eux et adjurons Dieu de maudire ceux d’entre nous qui sont des menteurs.” » (Sourate 3 / Verset 61)
Il fallait bien un verset pour commencer. Non par ornement pieux, mais comme acte inaugural de discernement. Car à l’heure où l’on assassine non seulement les hommes, mais aussi leur mémoire, leur combat, leur pensée, il est impératif d’opposer à la diffamation le témoignage, à la confusion le rappel, à la haine l’intelligence.
Une fatwa contre les Palestiniens ?
Je me souviens encore, dans les années 90, de cette scène surréaliste où au détour d’un chemin, un adepte de la doctrine salafie, disciple du cheikh Mohammed Nâsir ad-Dîn al-Albâni, me balance froidement qu’il est interdit aux musulmans de Palestine, du Sud-Liban ou du Golan de rester sur leurs terres occupées. Pourquoi ? Parce que, selon son savant, une terre conquise par des non-musulmans cesse d’être musulmane. Il faut fuir. Quitter. Déguerpir. Autrement dit : les vrais fautifs, ce sont les Palestiniens eux-mêmes ! Cette fatwa est une claque violente à tout droit naturel et international.
Cheikh al-Bouti, rempart de la raison
Et c’est là qu’intervient cheikh Ramadan al-Bouti. Avec une voix calme mais ferme, il s’oppose catégoriquement à cet avis délirant, redonnant espoir à une jeunesse à qui l’on volait jusque-là le droit de résister. Non pas dans un vacarme polémique, mais par l’autorité tranquille du savoir enraciné, de l’ijtihâd réfléchi, du courage lucide.
Face à l’Aznarisation d’al-Azhar
En 2004, alors que Mohamed Tantaoui, recteur d’Al-Azhar, avalise aux côtés de Nicolas Sarkozy l’infâme loi française sur les signes religieux, c’est encore le cheikh al-Bouti – le « modéré », dit-on avec mépris – qui ose qualifier de mounâfiqûn (hypocrites) ceux qui, au nom de la bienséance républicaine, se rendent complices de la servilité religieuse. Une parole rare, claire, libre, tenue sur le sol français, pendant que nos imams médiatiques s’abandonnaient à leur habituelle prosternation diplomatique.
2011 : la fatwa qu’on n’a pas voulu entendre
En pleine insurrection syrienne, il répond à un militaire loyaliste et lui interdit, par une fatwa explicite, de tirer sur des civils. Même si cela devait lui coûter la vie.
« Celui auquel on ordonne de tuer sans raison ne doit pas se conformer à un tel ordre, même s’il sait qu’il sera tué. (…) Celui qui a reçu l’ordre n’a pas le droit de préférer sa propre vie à celle d’un autre, tout aussi innocent. »
Faut-il le rappeler à ceux qui l’ont traîné dans la boue ? Faut-il marteler cela à ceux qui l’ont caricaturé en valet du régime ?
Entre Assad et les démons sortis du bocal
Oui, il a refusé de rejoindre la clameur belliqueuse. Non, il n’était pas « pro Assad » comme un perroquet de cour ; il était contre la militarisation de la contestation et la transformation de la Syrie en un laboratoire de monstres pilotés par des puissances étrangères, habillés de slogans islamiques mais nourris au carburant de l’Otan et des pétrodollars. Entre les avions de l’OTAN en Libye, les milices de terreur en Syrie, les drones au Mali, il a choisi de ne pas pactiser avec le chaos.
Crime idéologique et assassinat ciblé
Le 21 mars 2013, cheikh Ramadan al-Bouti est assassiné dans un attentat. Il avait 84 ans. Mais pour certains, il était déjà mort bien avant : excommunié des plateaux, délégitimé dans les mosquées, effacé des cœurs. Car on lui avait collé l’étiquette : « savant du pouvoir ».
Mais entre être asservi à un tyran et refuser d’être le porte-voix d’un islam de désolation, il y a un monde. Ce fossé, nos journalistes ne l’ont jamais voulu explorer. Ce nuancier moral, nos imams satellisés l’ont balayé d’un revers d’hystérie.
Une idéologie meurtrière, et ses relais mimétiques
On entend ici et là – quelle surprise ! – que le régime syrien l’aurait tué lui-même, car il s’apprêtait à le dénoncer. Cette version, défendue notamment par Muhammad al-Yaqoubi, relayée avec zèle par certains notables musulmans de France comme Cheikh Tahar Mahdi, fait partie de cette nouvelle mode : retourner la mort contre le mort. On tue une deuxième fois, mais symboliquement. On salit ce qu’on n’ose pas comprendre.
Quant à la comparaison grotesque : « Bachar a tué plus qu’Israël », elle se passe de commentaire. Qu’on relise l’histoire, les bilans, les complicités. Et qu’on ait un minimum de décence devant les cadavres.
Une révolution sans discernement est une hécatombe
Encore une fois : divergence de fiqh, de pensée ou de stratégie politique ne justifie pas l’assassinat. Et encore moins la légitimation idéologique de la barbarie par des fatwas de pacotille. Il est devenu banal de voir des savants hallaliser la guerre comme on sanctifie une viande d’abattoir.
Mais aucune paix ne germera du sang innocent. L’Afghanistan en est la preuve, le Yémen en est la blessure, la Libye en est le désastre. La Syrie ? C’est la tombe ouverte d’une révolution sans repères et d’un islam dissous dans l’armement et l’ingérence.
Conclusion : le sang du sage pèse plus que les cris du fanatique
« En vérité, lorsque les rois s’emparent d’une cité, ils y sèment la ruine et asservissent les plus honorables de ses habitants. » (Sourate 27 / Verset 34)
Voilà le sort réservé aux hommes de savoir lorsqu’ils refusent d’être les scribes des seigneurs de guerre. On les méprise, on les isole, puis on les tue. Et une fois morts, on les salit encore.
Cheikh al-Bouti ne fut pas un saint infaillible. Il fut bien plus que cela : un homme lucide, enraciné, capable de dire non à tous les camps quand ils marchaient vers l’abîme. Son assassinat n’est pas seulement un meurtre : c’est une tentative d’effacement de la sagesse dans un monde saturé de fureur.
Et c’est cela, au fond, qui dérangeait tant.