Esplanade Ben Gourion : Du nom gravé dans la pierre à celui effacé de la carte

Quels noms la République grave t-elle dans la pierre, et lesquels choisit-elle d’effacer ?

L’inauguration d’une esplanade à Paris au nom de David Ben Gourion, prévue pour le 15 avril 2010 par le maire Bertrand Delanoë, soulève une profonde indignation. Cette décision, votée à l’unanimité par les groupes de la majorité municipale (PS, PCF, Verts), entend « rendre hommage à une personnalité exceptionnelle » et honorer « un des plus grands hommes du XXe siècle ». L’enthousiasme des élus contraste fortement avec la nature réelle de l’héritage de Ben Gourion.

David Ben Gourion fut sans conteste le chef incontesté du mouvement sioniste, fondateur de l’État d’Israël, et créateur de Tsahal.
Il a intégré sous cette bannière l’Irgoun, la Haganah et le Lehi : trois organisations militaires dont les méthodes furent souvent clandestines et violentes. Il est aussi connu pour sa position explicite sur le « transfert » des populations arabes : « Je suis pour le transfert forcé. Je ne vois rien là d’immoral » (juin 1938). Il déclara également sans détour : « Les Arabes devront s’en aller ».

Comparer Ben Gourion à d’autres figures controversées du XXe siècle ne relève pas de la provocation gratuite, mais d’un souci de cohérence historique. Faut-il rappeler que d’autres « grands hommes » – Mussolini, Ceausescu, Pinochet – ont eux aussi été cités par le magazine Time parmi les figures influentes du siècle ? Mais être influent ne signifie pas être admirable.

Les déclarations de Ben Gourion avant même la fondation d’Israël témoignent de son projet expansionniste. À 20 ans, lorsqu’il émigre en Palestine, il annonce que les sionistes revendiquent toute la Palestine. En 1947, il écrit dans son journal : « Il n’y a aucune limite territoriale au futur État juif. » Il rejette les résolutions de l’ONU quand elles limitent son projet.

Quant aux perspectives de paix, il les réduit à une illusion : « Pourquoi les Arabes feraient-ils la paix ? Si j’étais un leader arabe, jamais je ne signerais avec Israël. […] Nous sommes venus et nous avons volé leur pays. » Cette lucidité stratégique n’a pas été suivie d’un effort pour rendre justice, mais d’un choix assumé : « rester forts, avoir une armée puissante ».

L’obsession de la force comme fondement politique.

Les propos de Ben Gourion ne sont pas des paroles isolées. Elles annoncent une stratégie politique qui se traduira sur le terrain par une réalité tragique : « Il faut maintenir une réaction forte et brutale. Si nous accusons une famille, il faut la frapper sans merci, femmes et enfants compris. […] Pendant l’opération, il n’y a aucun besoin de distinguer coupables et non coupables » (Journal, 1er janvier 1948). Voilà ce qu’on qualifie aujourd’hui de « faits d’armes ».

Les contradictions entre la légalité internationale et les ambitions du sionisme incarné par Ben Gourion sont flagrantes. Alors que la résolution 181 des Nations unies prône un partage du territoire, Ben Gourion y voit un simple tremplin : « Après être devenus une force importante grâce à la création de l’État, nous abolirons la partition. » En 1948, il annonce la volonté d’« écraser le Liban, la Cisjordanie et la Syrie » pour imposer une hégémonie régionale.

La question qui se pose alors n’est pas simplement politique mais morale : comment des institutions censées représenter la République peuvent-elles rendre hommage à une telle vision ? Ce choix n’est-il pas une insulte faite à la mémoire des victimes, à la justice, et aux principes que la République prétend incarner ?

Les réactions à cette décision sont pourtant dérisoires, sporadiques, limitées à quelques manifestations et indignations passagères. Face à l’organisation méthodique d’un projet colonial, le monde arabe – et plus largement les partisans de la justice – peinent à formuler une réponse stratégique. Trop souvent, les slogans remplacent les programmes, et les gestes de colère ne débouchent pas sur une pensée politique claire et unifiée.

Mais si nous sommes sérieux, nous devons reconnaître que notre ennemi n’est pas un peuple, ni même une idéologie, mais l’injustice. L’injustice, d’où qu’elle vienne – y compris de nous-mêmes. À partir de ce principe, peut naître un combat légitime, fondé sur la dignité humaine et non sur la haine ou la revanche.

Les Palestiniens, dans leur lutte, exercent un droit fondamental reconnu par le droit international : celui de résister à l’occupation. Ils ne défendent pas seulement une terre, mais une idée universelle : celle de la liberté et de la souveraineté. Face à cela, les politiques internationales oscillent entre impuissance, silence complice, ou soutien actif à l’agresseur.

Dans un tel contexte, que faire ?
Il faut identifier les mécanismes qui ont permis, et permettent encore, qu’un peuple soit spolié dans l’indifférence quasi générale.
Et cela commence en France aussi, là où la mémoire sélective fabrique des héros sans interroger leurs actes. Là où l’on inaugure une esplanade en l’honneur d’un homme qui a justifié la guerre totale.

Si tant de personnes, en France notamment, s’identifient au peuple palestinien, c’est parce qu’elles reconnaissent en lui un combat plus large : celui contre l’exclusion, l’humiliation, l’apartheid. C’est la preuve que la lutte pour la justice dépasse les frontières et les appartenances.

Restaurer la justice, c’est provoquer les vrais débats, oser nommer les choses, refuser les euphémismes. C’est rappeler qu’un raciste reste un raciste, fût-il couronné d’hommages officiels.

Mahmoud Darwich, immense poète et conscience de la Palestine, nous rappelle que l’histoire ne peut être monopolisée. Il n’y a pas qu’une seule mémoire légitime. « Le problème, écrit-il, c’est que cette conception de l’identité signifie la négation de celle de l’autre. »

Et à ceux qui passent, insensibles, indifférents, emportés par des paroles passagères, il lance ce vers : « Extorquez ce que vous voulez / du bleu du ciel et du sable de la mémoire / Prenez les photos que vous voulez, pour savoir / que vous ne saurez pas / comment les pierres de notre terre / bâtissent le toit du ciel. »

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