Le rapport d’Etat sur les Frères musulmans ne me gêne pas, les réactions, oui !
Rapport Frères musulmans : réaction sous influence
Rapport Frères musulmans ? Ce qui me dérange, c’est moins le document que les réactions qui s’en sont suivies. Ce concert d’indignations en dit bien davantage sur la panique morale institutionnalisée que le rapport lui-même.
Ce texte, qu’on pourra lire comme une synthèse anxiogène du soupçon d’islam politique, n’est ni plus ni moins qu’une émanation attendue d’une administration d’État obsédée par la gestion du religieux. Et en cela, il n’y a rien de nouveau. Et l’accusation de frérisme, aujourd’hui brandie comme un totem de disqualification, n’est que le dernier avatar d’une longue tradition de prétextes utilisés pour contenir, surveiller, et marginaliser.
Historiquement, les musulmans de France ont tour à tour été accusés : de communautariste, d’imposer le halal, d’envahir les piscines, de refuser de s’intégrer, de voiler les fillettes, de refuser les valeurs de la République, de vouloir islamiser la France… Autant de masques successifs sur un unique visage : celui d’un bouc émissaire perpétuel, nécessaire à la cohésion d’un ordre vacillant.
Le problème n’est donc pas de savoir sous quels oripeaux les accusations du jour sont formulées, mais de questionner les outils, les ressources critiques et les capacités d’organisation que nous avons su développer — ou non d’ailleurs — entre chaque accusation.
Face au rapport Frères musulmans : désolidarisation ou alignement ?
Ce qui est inquiétant, c’est ce que ce rapport révèle de notre réflexe collectif de soumission symbolique. Celles et ceux qui se sont dits offensés ont eu pour premier réflexe de s’extraire à tout prix du soupçon, en affichant une désolidarisation zélée de toute proximité — même fantasmée — avec les Frères musulmans, comme s’il fallait s’exorciser d’un stigmate et prouver sa compatibilité républicaine en exhibant sa docilité civique.
Réactions mimétiques au rapport Frères musulmans : posture ou conviction ?
Les musulmans de France souhaitent-ils se désolidariser d’un courant idéologique au motif qu’il serait « non-républicain », ou bien parce qu’il s’agit d’un courant de pensée dont l’orthodoxie est discutable, ou bien encore parce que les despotes arabes le vouent à une véritable chasse aux sorcières ? Dans tous les cas, qu’ils soient mus par une volonté d’intégration docile ou la crainte panique d’être assimilés à une cause honnie, cela revient à un alignement — explicite ou involontaire, la nuance n’y change rien — avec des régimes autoritaires.
Le silence ou la confusion trahit alors moins une tactique de survie qu’une absence préoccupante de position politique claire.
Influences idéologiques autour du rapport Frères musulmans
Cette logique s’apparente à une forme de maccarthysme à la française. Il ne s’agit plus de débattre, mais de prouver sa conformité. Le soupçon vaut condamnation, la prudence devient duplicité. Et toute pensée autonome est disqualifiée comme « complicité ».
Ce n’est d’ailleurs pas un accident. Nombre d’acteurs du culte musulman avaient déjà signé la Charte des principes pour l’islam de France. Un texte qui, sous couvert de loyauté républicaine, instaurait une allégeance explicite à la version étatique du fait religieux.
Ce qui rend ce geste encore plus significatif, c’est son caractère exceptionnel. En effet aucune autre confession religieuse en France n’a jamais été soumise à une telle exigence. Ni les Églises chrétiennes, ni les institutions juives, ni les représentants bouddhistes n’ont eu à signer une charte dictée par le pouvoir politique pour justifier leur place dans l’espace public.
Cette asymétrie ne relève pas du hasard. Elle dit tout d’un régime d’exception où l’islam est constamment sommé de prouver sa compatibilité, là où les autres cultes jouissent d’une présomption de légitimité.
Car ce qu’on observe trop souvent, c’est un réflexe mimétique, moins dicté par la connaissance de la genèse ou des évolutions historico-politiques des Frères musulmans que par l’écho pavlovien d’un vacarme idéologique devenu norme.
Une attitude d’autant plus problématique que certains courants musulmans — au premier rang desquels le wahhabisme saoudien, cherchent à s’imposer en discréditant tout ce qui échappe à leur orthodoxie rigoriste et hégémonique. Or, ce salafisme d’exportation, adossé au wahhabisme d’État, a largement étendu son influence jusqu’en France, notamment à partir des années 1980, en s’appuyant sur le financement massif, des relais communautaires bien structurés, ainsi que sur un corpus doctrinal diffusé à grande échelle. Il a promu des pratiques rigoristes — comme le port du voile intégral — jusque dans des milieux où de jeunes filles, nées en France, revendiquaient simplement le droit de porter un foulard.
On voit ainsi comment ces idéologies, souvent exogènes, parasitent les repères, pervertissent les discours et conditionnent jusqu’à l’intimité de la foi jusque sur le sol français.
Prendre de la hauteur pour retrouver une éthique
Qu’on ne s’y méprenne pas. Mon propos n’est ni de blâmer ni de défendre tel ou tel courant. Il s’agit avant tout de rappeler que pour prendre des positions éclairées, il faut refuser d’être les relais inconscients de logiques de pouvoir où l’éthique n’est jamais le principe, mais toujours le vernis.
Or, pour tout croyant, la dimension éthique n’est pas accessoire : elle est centrale. Dès lors, comment justifier — ou même taire — que cette désolidarisation sans nuance occulte le fait que des musulmans soient exécutés sans procès, emprisonnés, torturés, simplement parce qu’ils seraient affiliés, de près ou de loin, à un courant — en l’occurrence celui des Frères musulmans — érigé en ennemi public par nombre de régimes autoritaires du monde arabe, de l’Égypte à l’Arabie saoudite en passant par les Émirats ?
Qu’on soit critique ou non de ce courant, la question n’est pas là. Aucun musulman, en conscience, ne peut justifier que l’on traque, emprisonne ou exécute un homme au seul motif de son appartenance idéologique, quelles que soient les réserves qu’on peut nourrir à son égard. Car ce qui est visé ici, ce n’est pas une doctrine, c’est la possibilité même d’une parole musulmane autonome.
Peut-on, au nom d’un confort moral ou d’une peur du soupçon, cautionner l’arbitraire ? Peut-on se taire devant l’injustice, sous prétexte qu’elle ne nous touche pas directement ?
Une allégeance aveugle aux logiques autoritaires
Encore une fois, mon propos n’est ni de défendre une organisation, ni même une idéologie, mais d’interroger un angle mort. Pourquoi les musulmans de France se joignent-ils, implicitement ou explicitement, à la chasse aux sorcières initiée par les régimes les plus brutaux du monde arabe ? Ces régimes qui, au nom de la lutte contre les Frères musulmans, assassinent, torturent, bannissent et emprisonnent leurs propres citoyens.
Pourquoi ce réflexe de désolidarisation mécanique, alors même que la France républicaine s’aligne de plus en plus ouvertement sur les obsessions stratégiques de Riyad, d’Abu Dhabi ou du Caire ?
Des capitales toujours choyées, alors que Bagdad — autrement plus moderne à bien des égards, notamment en matière de droits des femmes si chers aux sociétés occidentales — fut pilonnée et réduite en cendres par les mêmes puissances qui prétendent aujourd’hui défendre la démocratie contre l’obscurantisme.
Ce n’est donc pas l’islamisme qui dérange, c’est l’islam politique lorsqu’il n’est pas arrimé à une autorité docile, au service des intérêts géostratégiques occidentaux — des intérêts qui, par un hasard décidément trop systématique pour être fortuit, coïncident avec ceux de leurs vassaux arabes, obsédés par la stabilité de leurs régimes et la neutralisation de toute dissidence religieuse ou politique.
Ce n’est pas la radicalité religieuse qui effraie, c’est l’autonomie : l’idée qu’un courant musulman ou même qu’un individu isolé puisse penser hors des circuits de légitimation contrôlés par les États.
Un rapport, des intérêts
Car c’est bien là l’enjeu profond. Ce rapport n’est pas tant une charge contre les musulmans de France qu’un gage adressé à ces régimes arabes qui veulent la peau des Frères — ou de toute forme d’organisation religieuse autonome qui menace leur monopole sur l’islam officiel et docile.
Il s’agit de rassurer des partenaires diplomatiques, de réassurer les flux d’échange, de complaire à des intérêts jugés stratégiques, même lorsqu’ils foulent aux pieds toute prétention éthique.
Et pendant que le pouvoir agit, les porte-voix agréés de l’islam français entonnent leur refrain : « vivre-ensemble », « respect », « dialogue constructif », « tolérance mutuelle », « paix sociale », « main tendue », « écoute bienveillante », « lien républicain », « citoyenneté partagée »… Un florilège de platitudes consensuelles, répétées comme des mantras pour conjurer l’humiliation.
Plus personne n’ose poser la seule question politique qui compte : à quel prix défend-on aujourd’hui son innocuité ?
Rapport Frères musulmans : reflet d’un clivage ancien, toujours opérant
En acceptant le clivage entre « bons musulmans » (apolitiques, invisibles, modérés, lisses, gentils) et « mauvais musulmans » (suspects, fréristes, communautaires, ou simplement décomplexés, refusant d’être instrumentalisés), on entérine une logique perverse.
Car ce réflexe n’est pas neutre. Il réactive un clivage plus ancien. On retrouve ici, transposée, la même logique binaire qui s’était imposée durant les guerres du Golfe. Il fallait être un « bon Arabe », loyal, occidentalement compatible, condamnant Saddam, l’intégrisme, la violence. Et se démarquer des « mauvais Arabes », irréductibles, agacés, révoltés, trop politisés… La docilité devient l’unique condition de recevabilité dans l’espace public.
Ce mécanisme participe à une dynamique plus large de disqualification politique où toute contestation est suspecte, toute affirmation trop claire immédiatement délégitimée.
L’islamophobie dans le rapport Frères musulmans : un mot vidé de sa charge politique
Le rapport rabaisse l’islamophobie à un simple instrument rhétorique frériste. Mais ce sont aussi les musulmans dits modérés qui, en adoptant une attitude d’excuse permanente, vident ce mot de sa charge politique. La lutte contre l’islamophobie devient alors un rituel d’autojustification, non un levier de résistance.
D’où l’exigence de clarté : redonner à ce terme sa portée subversive, sa rugosité originelle, sa capacité à nommer le rapport de force, à heurter les conforts et à désigner l’arbitraire.
L’indignation sans suite
La critique du rapport, bien que souvent pertinente, échoue à produire autre chose qu’une indignation pavlovienne. Aussitôt proclamée, elle est digérée par le cycle médiatique. Ce régime de l’émotion, sans analyse ni stratégie, condamne toute parole musulmane à l’impuissance réactive.
L’heure de la lucidité
Or il est temps d’affronter la question de fond. Pourquoi les relais de la parole musulmane contribuent-ils à la normalisation d’une politique répressive qui, sous couvert de lutte contre l’islamisme, instaure un contrôle croissant du fait religieux ?
Par le silence, par la docilité, ou par une indignation ritualisée, nombre d’acteurs du culte musulmans entérinent une mécanique dont leurs propres coreligionnaires seront les premières cibles.
Les réactions officielles : le vide poli
Il faut le dire clairement : les réactions officielles, incarnées par les représentants du culte, sont dramatiquement faibles. Toujours les mêmes formules : « profonde préoccupation », « indignation mesurée », « appel à la responsabilité », « refus de toute stigmatisation », « condamnation ferme de tous les extrêmes ». Et toujours la même obsession, le dialogue sincère avec les pouvoirs publics. Depuis quand la sincérité est-elle un ingrédient dans les relations politiques ?
La politique ne repose pas sur la sincérité, mais sur le rapport de force.
L’horizon civique : quelques loupiotes
L’éléphant qui enfante une souris. Dialoguer encore, dialoguer toujours, sans jamais poser les termes réels du débat, sans jamais rompre avec cette logique de dépendance où l’on feint la concertation pendant que s’asphyxie toute autonomie intellectuelle ou politique.
Derrière certaines indignations ostensiblement morales, se profile déjà la guerre des municipales de 2026. Et certains commencent à draguer l’électorat musulman, misant sur ceux qui voteront pour quiconque aura tweeté un mot de soutien ou allumé quelques loupiotes en solidarité avec Gaza.
Est-ce là notre horizon civique ? Être réduits à un réflexe de gratitude électorale, à l’achat de notre silence contre une lueur symbolique ?
Ce que défendre les droits fondamentaux devrait signifier
Un élu payé par nos impôts, et qui défend les droits fondamentaux, ne rend pas service à une communauté, il fait le job pour lequel il est payé. Il défend la légitimité même de sa fonction. C’est le strict minimum attendu dans le théâtre républicain des fonctions publiques.
Mais que ces quelques gestes de simple humanité suffisent à déclencher des salves d’applaudissements révèle à quel point la barre de notre dignité politique a été placée au ras des paquerettes.
Je conçois qu’à l’échelle des élus, ces gestes symboliques puissent être des positionnements forts. Mais est-ce une raison pour que nous, citoyens, devions nous en contenter, comme si cela nous était destiné ?
Qu’un homme politique prenne position sur un sujet fondamental peut, certes, être remarquable — mais cela ne regarde en réalité que son propre camp, ses équilibres internes, ses calculs sur l’échiquier d’un jeu parlementaire qui ne tourne que parce que chacun y joue son rôle.
Ce n’est pas pour nous qu’il parle, mais pour maintenir en mouvement la mécanique démocratique, cette alternance de postures entre majorité et opposition sans laquelle le théâtre parlementaire s’effondrerait.
En finir avec les binarismes caricaturaux
Il faut en finir avec cette pensée binaire. À chaque prise de position, on nous somme de choisir un camp.
Vous étiez contre la guerre en Irak ? Vous voilà pro-Saddam.
Vous étiez contre l’exécution bestiale de Khadafi ? Vous cautionniez donc la dictature du « chien fou » de Tripoli.
Vous êtes critique envers Zelensky ? Vous voilà pro-Poutine.
Vous refusez la grille sécuritaire du gouvernement français ? Vous voilà frériste.
Vous refusez de condamner le Hamas sur injonction médiatique ? Vous êtes un terroriste en puissance.
Vous évoquez les crimes de guerre israéliens ? Vous niez le droit d’Israël à exister.
Vous parlez de racisme structurel ? Vous êtes un indigéniste racialiste.
Vous critiquez la laïcité instrumentalisée ? Vous êtes un séparatiste.
Cette mécanique de disqualification automatique vise moins à réfuter des arguments qu’à empêcher leur simple expression. Elle instaure une terreur molle, celle qui ne tue pas, mais disqualifie.
Sortir des rôles assignés
Notre camp n’est ni celui des alliances opportunistes ni celui des postures binaires, il devrait être celui de la vérité. Mais dans un système où même les rôles du « rebelle », du « complotiste » et de « l’anti-complotiste » ont été préfabriqués, balisés, intégrés, la vérité devient introuvable, car tout discours est immédiatement réassigné à une case. À chacun sa cage, du moment qu’elle porte son étiquette : radical, républicain, extrême, modéré …
Ce rapport est un test. Et nous avons échoué.
Ce rapport n’est ni un problème ni un scandale. C’est un test, une épreuve. Il marque la nécessité de ne pas se réduire à de simples relais de logiques souvent cyniques, rarement éthiques.
La schizophrénie politique de certains se manifeste dans ce paradoxe : en cherchant à se désolidariser des Frères musulmans, ils valident la logique répressive des régimes autoritaires arabes, tout en prétendant dénoncer, une fois de plus, le climat d’islamophobie qui règne en France.
Ceux qui ont réagi avec prudence, complaisance ou indignation automatique ont manqué l’essentiel : ce rapport est un miroir politique implacable. Il ne dit pas tant ce qu’est l’islam en France, que ce que certains musulmans sont prêts à sacrifier, simplement pour continuer à exister, dans les marges d’une tolérance conditionnelle.