Le voile ou la subversion apprivoisée : du signe au simulacre du sens
Signe et symbole : des mots piégés ?
Commençons par une mise au point terminologique. Je parle bien de « signe » et non de symbole. Deux mots que l’on a tendance à amalgamer pour les besoins de la « cause » : féministe, LGBTiste, écologiste, consumériste, genriste, et j’en passe.
Cette confusion n’est pas anodine. Elle traduit la manière dont le langage, se plie aux idéologies en vogue, et perd ainsi sa rigueur première. On ne distingue plus désormais, le mot qui révèle, de celui qui dissimule, le signe qui oriente, de celui qui manipule. En d’autres termes, le langage n’est plus l’outil de description ou d’appréhension de la réalité, mais plutôt le champ de manipulation des idées.
Signe, symbole : décidément on s’y perd !
Pour faire simple, dans son usage le plus profond, le signe est souvent ce qui nous met en relation avec ce qu’il y a de plus intime et de plus indicible en nous, tandis que le symbole peut n’être qu’un code social, un accord convenu dont la puissance originelle a été perdue.
Mais comme rien n’est jamais « simple » dans nos sociétés modernes, les sens se sont littéralement inversés. Le signe n’est plus qu’un instrument de communication claire et distincte : il est social, conventionnel et vise l’efficacité sans ambiguïté. C’est le domaine du code, de la signalisation, du langage technique.
Le symbole devient, quant à lui, un instrument de suggestion et de révélation. Il est riche, polysémique et ouvre sur des réalités qui dépassent le langage conventionnel. C’est le domaine du nouveau sacré (le buste de Marianne), de la poésie déconstructive ou de l’art contemporain. Ce renversement n’est pas un accident. Il est le symptôme d’une crise du sens et d’un transfert du sacré, vers le politique.
Petite archéologie de la subversion
Les conjurations contre la République romaine de Catilina furent des tentatives subversives visant à renverser l’ordre sénatorial jugé corrompu.
Au Moyen Âge, la remise en cause de l’ordre dogmatique de l’Église, souvent portée par des mouvements hérétiques comme les Cathares, se présentait comme une quête spirituelle.
Sous l’Ancien Régime, le motif des rébellions et des frondes évolua : il ne s’agissait plus seulement de principes théologiques ou de vertu républicaine. La révolte devient une négociation par d’autres moyens, une façon pour les parlements et les corps intermédiaires de réclamer, précisément, « leur part du gâteau » dans la redistribution des richesses et des privilèges.
En somme, on peut dire que, dans son sens historique, le terme « subversion » désigne la tentative de renversement, de bouleversement, voire de destruction ou du moins la simulation d’une telle tentative.
La subversion moderne, neutralisée par la réduction au signe
Avec la guerre froide, la subversion se mondialise et se banalise. Les Américains dénoncent la « subversion communiste », voyant dans chaque grève ou mouvement social la main de Moscou. En miroir, les Russes agitent le spectre de la « subversion capitaliste » et de la décadence occidentale, pour justifier la répression et le maintien du rideau de fer. La notion devient alors un instrument de propagande, vidée de sa substance.
À l’ère numérique, l’accusation de subversion a trouvé de nouvelles cibles : des organisations comme WikiLeaks ou Anonymous sont qualifiées de « subversion informationnelle » pour avoir ébranlé le monopole des États et des multinationales sur les données et les secrets. Leurs actions sont interprétées non comme une révélation symbolique (dévoiler la vérité du pouvoir), mais comme un piratage de code (altérer le système d’information). Le langage technique (« fuite de données », « cyberattaque ») ou encore, comme une mise en danger du pays. Ce qui évacue toute dimension symbolique et politique.
Subversion ou triomphe du narcissisme ?
On aura remarqué sans difficulté le glissement progressif et insidieux, d’une subversion orientée vers le renversement de l’ordre symbolique, à une subversion narcissique, réduite à l’expression du moi.
Après avoir été politique, puis technique, la subversion devient esthétique. Elle ne bouleverse plus rien, elle s’exhibe. Ce qui hier relevait du sacrifice ou du risque existentiel (Catilina défiant Rome, les hérétiques brûlant pour leur foi, les lanceurs d’alerte exposant l’empire du mensonge) n’est plus qu’un simulacre mondain. On « subvertit » désormais en scandant des slogans sponsorisés, ou en adoptant les codes de la dissidence médiatiquement rentable.
La subversion n’ébranle plus le monde, elle le reflète, narcissiquement, dans la glace déformante de son propre non-sens, et de sa propre vacuité.
Du signe au simulacre du sens
Si je décide de mettre un piercing dans l’endroit le plus improbable de mon corps afin de pouvoir l’exhiber comme une blessure de guerre ou un trophée, je suis subversif. Si je parle un français que je suis le seul à comprendre, je suis subversif. Si je brise tous les codes moraux nécessaires à une vie en collectivité déjà bien ébranlée, je suis subversif.
Être subversif et être « ANTI » ne forment qu’un seul et même visage : celui du Même travesti en Autre. L’opposition n’existe plus qu’à l’intérieur du système, la rébellion étant devenue une de ses formes multiples d’ex-PRESSION.
Mettre en cause les genres est le sommet de la subversion. Jusqu’alors, on était femme si l’on naissait avec des organes féminins, et homme si l’on naissait avec des organes masculins.
Chose encore plus étrange encore : toutes ces formes de subversions bénéficient de subventions, aussi bien étatiques que privées !
Et le voile dans tout cela ?
Eh bien, rien du tout ! Mais il se trouve qu’on l’a jeté de force dans le champ de bataille de tous ces faux débats, ces simulacres de subversion où chacun joue à s’indigner pour exister. Aussi, le voile est devenu, selon les humeurs, les plateaux et les modes idéologiques du moment :
- • Le signe de la soumission.
• Le signe de l’aliénation. - • Le symbole de la bêtise.
• Le signe de la radicalisation.
• Le symbole du camouflage.
• Un danger pour la République.
• La cinquième colonne.
• Le cheval de Troie…
Et le voile dans tout cela : vraie ou fausse subversion du sens ?
Encore une fois, ni l’un ni l’autre ! Ni signe, ni symbole, ni panneau indicateur, ni dispositif de signalisation idéologique. Le voile n’est pas un message, mais une présence. Il est une réalité habitée, traversée d’une épaisseur de sens, qui nourrit la foi de celle qui le porte. Et c’est en cela que celle qui le porte (et non son foulard) devient un signe vivant parmi les signes de Dieu, car tout ce qui existe est, d’une manière ou d’une autre, un signe du divin.
Autrement dit, nous quittons ici le champ du social pour entrer dans celui du métaphysique, là où les catégories du débat public n’ont plus aucune prise. En d’autres mots, considérez donc les femmes voilées littéralement hors-jeu, non par exclusion, mais par transcendance.
Hors-jeu les voilées ?
Mais qu’on se le dise, les musulmanes voilées sont également hors-jeu pour une catégorie de musulmans qui estiment que le voile est au sens littéral, accessoire ou, au mieux, un accessoire qu’il convient de rendre discret, invisible, effacé, en attendant que les « vrais combats », forcément plus nobles, plus stratégiques, plus subversifs, soient enfin menés.
C’est de la stratégie, nous dit-on. Une stratégie si longue qu’elle finit par ressembler à une abdication. Nous y avons cru, bien sûr, jusqu’au jour où, après quarante ans de calculs, et de langue de bois, le bilan se résume à un vide aussi éloquent que leur silence quand il s’agit de rétablir la vérité. Mais, ajoute-t-on avec componction, le monde ne s’est pas fait en un jour ! Certes. Mais il ne s’est pas non plus fait en cinquante ans : il s’est fait en six jours.
…
Et puis, n’est-ce pas, les femmes voilées sont “partout” désormais ? Sur un terrain de foot, sur un ring, dans un camion de pompiers, au volant d’un VTC, d’un bus, aux pieds de l’Himalaya, ou au sommet du Kilimandjaro. N’est-ce pas là, nous dit-on, une “avancée considérable” , un progrès social mesuré à l’altitude du foulard ?
Certes, le monde ne s’est pas fait en un jour… mais il se défait, lui, dans l’illusion de croire que la visibilité tient lieu de progrès.
Je rappelle ici, qu’il ne s’agit pas de juger des individus, mais des discours qui légitiment et entretiennent ces situations. Aussi, que celles et ceux qui ne saisissent pas cette nuance cessent ici leur lecture et passent leur chemin : ils gagneront du temps, et nous aussi.
La subversion apprivoisée
Se rebeller contre papa et maman en faisant simplement le contraire de tout ce qu’ils font ou de tout ce qu’ils disent n’a rien de subversif, quoi qu’on en pense. C’est une imitation inversée, une dépendance maquillée en révolte. Cette fausse rébellion, devenue réflexe collectif, a simplement changé d’échelle.
Car la subversion est devenue dualité de complaisance : les deux faces d’une même pièce qui, avec ses deux versants, forment le visage lisse de notre modernité. Ce n’est pas le choix d’un camp qui est puni, mais la volonté même de sortir du jeu, de rompre avec le dispositif.
Car la connivence est totale. Une collaboration de classe, morale et culturelle, lie désormais une élite installée dans le confort de ses privilèges à une bohème du scandale. La société des privilèges flirte sans vergogne avec les cultures du libertinage, de la provocation artistique et du conformisme médiatique. La subversion est devenue un signe de distinction sociale, un luxe symbolique, une médaille d’intégration dans le monde qui prétend la craindre.
Être subversif, aujourd’hui, c’est obtenir son ticket d’entrée sur les plateaux, dans les galeries, dans les cocktails ou dans les salons.
C’est pourquoi le voile, lui, ne peut en aucun cas être considéré comme subversif selon les critères du temps. Il n’entre pas dans la mise en scène du rebelle apprivoisé. Il dissonne, il dérange, il brise la cacophonie du consensus. Le voile renvoie dos à dos les deux versants de la modernité : le libertaire et l’aristocratie de l’argent et du pouvoir, en dévoilant leur connivence. Et, selon les règles mêmes du jeu qu’elle a édicté, c’est cette dissonance tranquille, non récupérable, qui fait le chou gras de nombreux débats houleux et enflammés.
Ni subversion, ni symbole : juste obéissance
Le voile ne se veut ni contradiction ni dépassement de contradiction. Il n’oppose rien, ne revendique rien : il est l’expression tranquille d’une injonction divine. Est-ce donc si difficile à admettre ?
À ceux — musulmans, youtubeurs, prédicateurs ou penseurs — qui s’évertuent, ou plutôt s’égosillent, à démontrer que le voile serait une hérésie de l’islam ; à ceux qui, au contraire, ne tarissent pas d’éloges pour ces femmes — leurs mères, leurs sœurs — qui le portent, à condition qu’elles restent à bonne distance de leur espace social, économique ou politique ; à ceux encore, plus royalistes que le notable bien-pensant, qui s’acharnent à faire de la femme voilée non plus un sujet, mais un produit d’exposition, une vitrine de modernité, un étendard supposé prouver sa liberté parce qu’elle exerce tel métier, fréquente tel milieu ou pratique tel sport ; enfin à ceux qui ânonnent, qui glosent à demi-mot afin de sauver la “belle image” de l’islam — c’est-à-dire pour éviter les « symboles » qui dérangent la belle cohésion républicaine — qu’ils sachent que leur silence poli est le plus bruyant des mensonges.
Une opposition scénarisée
Car ménager l’envers revient toujours à attaquer le revers ; et attaquer le revers, c’est ménager l’envers. Deux camps qui se disent opposés mais se soutiennent mutuellement pour maintenir la fiction. Leur opposition est une mise en scène, leur querelle, un contrat de connivence.
…
Et puis il y a les autres… tous les autres : les hommes avec ou sans barbe, les femmes avec ou sans foulard, ceux d’en bas comme on les nomme avec condescendance dans ces colloques « très importants et très sérieux » où l’on prétend organiser “l’islam du bas vers le haut”. Mais jamais personne ne demande qui symbolise le bas et qui incarne le haut. Voilà tout le ridicule et tout le drame : un mépris de classe maquillé en souci pastoral, une hiérarchie qui se déguise en inclusion. Quel mépris de classe, chez ces moralistes de salon qui se flattent d’appartenir à une communauté censée abolir les classes !
Cet article n’est pas un article sur le voile
Cet article n’est pas un article sur le voile. Il en prend seulement prétexte pour démonter la pseudo-subversion de la modernité, et révéler, à travers le voile qui demeure une expérience intime, muette et irréductible, la fracture entre le visible et le sens. Et quoi qu’il y paraisse, nous approuvons ce silence : il annonce l’aube d’un ailleurs, d’un autre possible.
Car la bataille pour la maîtrise du langage est la bataille mère. La confusion entre signe et symbole n’est pas une erreur innocente : c’est une stratégie de désarmement intellectuel. En perdant la capacité de penser la complexité du symbole, nous perdons la faculté même de concevoir une subversion véritable.
L’archéologie que nous avons tracée montre que chaque époque a sa forme de subversion ; la nôtre est celle de la lutte pour le sens lui-même. Le premier acte subversif, ou la première étape de travail, n’est plus de renverser le pouvoir selon son sens premier, mais de faire un détour théorique pour redonner aux mots leur rigueur, et aux symboles, leur puissance d’évocation et de coercition.
Merci ma chère Faouzia pour ces rappels de sagesse qui nous élèvent dans une réflexion profonde et apaisante.
Le voile est « l’expression tranquille d’une injonction divine »
Quelle belle synthèse !
Bien tendrement,
Rachida
Merci pour ces mots, tendre soeur chère à mon coeur,
Dans un monde saturé de discours, cherchons ensemble à retrouver la tranquillité du sens, là où l’obéissance cesse d’être soumission pour devenir accord. C’est peut-être cela, au fond, la liberté véritable : consentir paisiblement à ce qui nous dépasse.
Merci encore pour cette main fraternelle tendue sur le chemin ; elle rappelle que la pensée, elle aussi, a besoin de bienveillance pour persévérer.
Salut,
J’ai l’impression aujourd’hui de ne pas pouvoir vivre dans cette planète en applicant mon mode de vie (ma vision de la religion). Plus je fais des efforts pour m’améliorer et moins on me supporte. Je ressent un mal-être profond sans avoir la certitude qu’il se dissipera un jour ( peut-être mon immaturité qui me fait m’inquiète du futur).
Cordialement une lectrice qui ne comprend pas toujours vos mots.
Chère lectrice,
Merci profondément pour votre message et pour la confiance que vous témoignez en partageant ce qui vous pèse. Il est courageux d’exprimer un mal-être aussi sincère.
Je comprends que vous vous sentiez comme étrangère sur cette planète, comme si vos efforts pour vivre en accord avec vos convictions profondes étaient perçus comme une gêne plutôt que comme une richesse. Cette sensation d’être incomprise et de devoir constamment justifier son mode de vie est une épreuve aussi solitaire qu’épuisante. Sachez que ce sentiment, bien que douloureux, n’est pas une preuve d’échec, mais bien souvent le signe que vous êtes fidèle à un chemin exigeant.
Vous dites : « Plus je fais des efforts pour m’améliorer et moins on me supporte. » Cette phrase est terriblement lourde de sens. Il est cruel de sentir que sa quête de bien, de paix intérieure et de vertu éloigne les autres. Peut-être est-ce là que réside une partie de l’épreuve : apprendre à trouver en soi-même la validation de ses efforts, sans dépendre entièrement du regard ou du soutien des autres. Cela ne signifie pas qu’il faut renoncer à la communauté, mais plutôt construire une assise intérieure assez solide pour ne pas être ébranlée par l’incompréhension extérieure.
Quant à ce « mal-être profond » et à l’incertitude qu’il puisse un jour se dissiper, permettez-moi de vous rassurer : ce n’est pas de l’immaturité. C’est une inquiétude humaine, profonde et légitime face à un avenir qui semble brouillé. La foi, quelle qu’elle soit, n’immunise pas contre le doute ou la tristesse ; bien au contraire, elle nous traverse souvent au cœur de ces obscurités. L’immaturité, elle, serait de croire que le chemin spirituel est toujours linéaire, joyeux et sans nuages. Vous êtes au cœur d’une lutte authentique, et c’est le signe d’une âme qui cherche, pas d’une âme qui a échoué.
Je ne peux pas vous promettre avec des « mots » que cette peine disparaîtra à une date précise. La vie intérieure n’obéit pas à de tels calendriers. Mais ce que je peux vous affirmer, c’est que les périodes de désert et de doute ont une fin. Elles se dissipent, se transforment, et laissent place à une compréhension plus apaisée, à une lumière plus douce. La clé n’est peut-être pas de lutter avec acharnement contre ce mal-être, mais de l’accueillir avec compassion, comme une partie temporaire de votre voyage.
Enfin, vous mentionnez ne pas toujours comprendre mes mots. Je vous en remercie pour votre honnêteté. Mais les mots ne sont que des ponts fragiles entre les âmes. Ne vous inquiétez pas de ne pas tout saisir ; ce qui importe, c’est l’intention derrière eux : vous offrir un espace de réflexion.
Avec toute ma sympathie,
Une main amie sur le chemin.