Écrire au bord du gouffre
Il est des jours où l’on voudrait tout éteindre…
Non par fatigue morale, mais par saturation cognitive.
Dans une société de l’hyperconnexion, l’information n’est plus transmise — elle est injectée. À flux tendu. Sans pause. Sans hiérarchie. Sans filtre. Télévision, notifications, chaînes en continu, réseaux sociaux, podcasts, newsletters, breaking news à la minute… Nous sommes entrés dans l’ère de la « pollution informationnelle », où la rareté de l’information n’est plus le problème, c’est son excès.
Alors oui, certains jours, éteindre devient un geste de survie intellectuelle. Fermer le journal, ce n’est pas fuir le monde. C’est refuser de le laisser se dissoudre dans le bavardage. C’est retrouver le droit de penser, plutôt que de simplement réagir.
Depuis deux décennies, je n’ai cessé d’écrire sur ce monde en mutation — mais c’est notre manière de le lire qui m’interpelle aujourd’hui. Nous ne lisons plus pour comprendre. Nous lisons pour nous positionner. Chaque article est une injonction à l’opinion. Chaque titre une interpellation. Chaque mot un produit à consommer, liker, partager, puis oublier. Ce n’est plus la connaissance qui fonde notre rapport à l’écrit, mais l’adhésion rapide, émotionnelle, superficielle. L’écrit est devenu un accessoire d’identité, un miroir idéologique, une arme rhétorique — rarement un outil de réflexion.
Les textes longs ? Ils fatiguent.
Les raisonnements complexes ? Ils lassent. La nuance ? Elle dérange, car elle ne tranche pas. Nous sommes devenus des lecteurs pressés, sursollicités, zappeurs — plus que des lecteurs exigeants.
La lecture devient linéaire, fonctionnelle, guidée par l’algorithme. On ne lit plus pour se laisser dérouter, mais pour être confirmé dans ce qu’on croit déjà. On lit « contre », rarement « pour ».
Nous sommes devenus des lecteurs pressés, sursollicités, zappeurs — plus que des lecteurs exigeants. Et cela n’est pas seulement une mutation des pratiques, mais une transformation des structures mêmes de la communication écrite. Car à cette nouvelle économie de l’attention s’ajoute une autre contrainte, plus insidieuse : la tyrannie du référencement.
Ce ne sont plus les idées qui dictent la forme du texte, mais les algorithmes. Ce n’est plus la profondeur qui guide l’écriture, mais la performance tyrannique du SEO. Il faut condenser, optimiser, baliser. Produire des « contenus » plutôt que des pensées. Répondre aux mots-clés, ajuster les titres pour qu’ils soient cliquables, tronquer les développements pour ne pas dépasser le nombre de mots autorisé, formater les paragraphes selon des normes dictées par Google plus que par l’intelligence.
Même la pensée doit se plier au protocole : plus de 800 mots ? Trop long. Une thèse dialectique ? Trop floue. Une phrase trop sinueuse ? Risque de perte d’attention. Les moteurs lisent à notre place, tranchent à notre place, décident de la visibilité de la réflexion selon des critères techniques.
Ainsi, la complexité devient suspecte. La nuance devient un handicap algorithmique. La vérité devient, quantifiée, indexée.
Et dans ce contexte, écrire librement devient un acte de résistance formelle autant qu’intellectuelle. Refuser le format court, le ton neutre, l’optimisation syntaxique : c’est préserver la possibilité d’une pensée vivante.
C’est dans ce paysage que j’ai continué d’écrire. Non pas pour séduire des lecteurs volatils, mais pour offrir un espace de friction intellectuelle. Pour résister à l’aplatissement cognitif. Pour rappeler que l’analyse demande du temps, que la vérité ne tient pas en 280 caractères, et que comprendre exige plus que d’avoir un avis.
Quand les puissants parlent, j’analyse leurs silences. Quand les conflits explosent, je cherche leur genèse. Quand l’actualité s’emballe, je ralentis — pour observer les lignes de fond. Dans une tentative obstinée de penser contre le bruit. Une mise en forme du réel, contre sa dissolution numérique.
Aujourd’hui, je rouvre ces écrits. Je les tends à ce présent fracturé. Non comme des vestiges nostalgiques, mais comme des éclats de lucidité. Car il faut redonner à la lecture son rôle initial : désaliéner. Non pas distraire, mais réveiller. Non pas bercer, mais décaper.
Écrire n’est pas consoler. C’est interroger le langage lui-même, sa fonction, ses pièges, sa capacité à faire monde. Et lire, dans ce contexte, devient un acte de résistance. Écrire, ce n’est pas panser ses blessures. C’est refuser qu’elles soient infligées en silence.