Jobs à la con : à qui profite le crime ?

Jobs à la con : à qui profite le crime ?

On aura vite fait de traiter de vieux ringard, jaloux et démodé, tout individu qui s’aviserait de dire qu’il ne comprend ni l’intitulé, ni le contenu, et encore moins l’utilité de tous ces « nouveaux métiers ». Pourtant, derrière cette inflation de postes flous et fonctions creuses se cache une réalité bien plus cynique : celle des jobs à la con ou bullshitjobs[1], conçus pour alimenter un système où l’élite tire profit d’une apparence de productivité qui masque la viduité.

Mais sincèrement, est-il justifié de se moquer de ces quinquagénaires ou sexagénaires déclassés ? Car le malaise ne vient pas d’eux, mais d’un monde où, lorsqu’on demande à certains en quoi consiste réellement leur travail, la réponse devient un brouillard de jargon et d’acronymes, dans lequel ils se perdent eux-mêmes. Ce verbiage ne trahit pas seulement une confusion : il révèle la vacuité structurelle de fonctions qui n’ont plus rien d’un métier, mais tout d’un simulacre.

Quand l’emploi remplace le métier : triomphe de la docilité sur le talent

Mais attention, il ne faut pas confondre un job à la con, c’est-à-dire un emploi dépourvu de sens même pour celui qui l’exerce, avec un job de merde, souvent pénible, mal payé, mais dont l’utilité sociale est indiscutable. Nettoyer, conduire, réparer, servir : ces tâches peuvent être dures, mais elles répondent à un besoin réel. Ce n’est évidemment pas de ces emplois indispensables que nous parlons ici, mais de ceux qui prolifèrent dans les bureaux climatisés, habillés de jargon, et vides de toute finalité concrète. Le job à la con, lui, est inutile par nature, et parfois même nocif, parce qu’il maintient en vie une illusion de productivité sans finalité.

L’élite administrative ou la fabrique des fonctions creuses

Si vous demandez à un boulanger en quoi consiste son métier, il vous dira sans sourciller qu’il consiste à réaliser des produits à base de farines variées.

Si vous demandez à un électricien ce qu’il fait dans sa journée, il vous dira sans hésiter qu’il installe, entretient et répare les réseaux électriques afin de garantir le bon fonctionnement de nombreux équipements.

Si vous demandez à un ingénieur quel est son métier, il vous dira qu’il conçoit, calcule, améliore ou optimise des systèmes techniques dans le but de résoudre des problèmes concrets.

Si vous demandez à un informaticien en quoi consiste son travail, il vous dira qu’il crée des programmes, gère des bases de données, sécurise des systèmes et résout des pannes informatiques.

Si vous demandez à un cuisinier, concentré sur ses fourneaux, à quoi il est occupé, il vous dira qu’il confectionne des plats à partir de produits frais, selon un savoir-faire patiemment enseigné.

Une secrétaire vous dira qu’elle est le bras droit, capable parfois de se substituer au supérieur absent, en assurant la transmission d’informations, la prise de décisions pratiques, voire l’organisation logistique de tout un service.

Mais essayez de demander au « coordinateur », ce qu’il coordonne ? Au chargé de « mission innovation » ce qu’il innove ? Au « consultant en agilité » ce qu’il rend plus agile ? À un Chief Happiness Officer ce qu’il produit ? À un « responsable de la transformation numérique » ce ce qu’il transforme vraiment ? À un community manager interne ce qu’il construit ?

Et au contrôleur, quel est l’objet exact de sa vigilance ?

Et que dire des formules incantatoires des cabinets de conseil ? Et tous ces chefs de projets ? Qui, pour le coup, portent bien leur nom, car leur travail est un empilement de tâches disparates labellisées « projet ». Idem pour les chargés de projet, qui rédigent des rapports ou évaluations pour satisfaire des normes internes déconnectées.

Les responsables de la diversité produisent ces incontournables PowerPoint sur la tolérance et autres papiers-peints moraux, en multipliant les anglicismes et autres slogans creux. Tout ceci dans une novlangue managériale aux incantations d’inclusion performative. Sans oublier les réceptionnistes à chaque étage, alors que tout est clairement balisé sur chaque porte et sur chaque panneau dédié.

Le profit du vide : comment l’absurde se maintient au sommet

Et la liste continue. Des lobbyistes, professionnels de l’influence institutionnalisée ; Des avocats d’affaires, gladiateurs juridiques d’un capitalisme sans freins ; Des Chief Happiness Officers qui organisent des séances de yoga entre deux plans sociaux ; Des responsables de l’agilité, noyant les projets dans des cycles stériles au nom d’une agilité ritualisée ; Des consultants en transition douce expliquant comment ne rien changer tout en prétendant apporter le changement salutaire ; Des community managers internes vantant la convivialité du baby-foot ; Et ces chargés de mission « innovation territoriale », architectes de la langue creuse, qui réinventent le mot synergie sans jamais le traduire en acte, incapables d’incarner le moindre levier concret.

Jobs à la con : une invention au service de l’ordre établi

J’entends déjà fuser les critiques, que je vais m’empresser d’évacuer. On me dira sûrement que faire un « vrai » métier ne signifie plus désormais, faire un travail pénible et mal payé.

Je répondrai que l’architecte ne fabrique pas les maisons qu’il dessine, et pourtant il fait un vrai métier. L’ingénieur ne fabrique pas les ponts qu’il dessine, mais sans ses calculs de structure, la moindre travée s’effondrerait. Un géophysicien ne creuse pas les puits de pétrole qu’il a localisés, mais sans lui, les entreprises s’engageraient à l’aveugle dans des forages hasardeux.

Il s’agit bien d’un phénomène relativement nouveau, et nul besoin d’être anthropologue ou sociologue de métier pour le constater. Un métier avec une pause cigarette ou café toutes les dix minutes… D’ailleurs, plus l’entreprise est grande et riche, plus elle est la niche privilégiée de ce type de métiers. (Exception faite pour Elon Musk peut-être — clin d’œil pour ceux que j’aurais déjà agacés !)

Durant les périodes de vacances, les aéroports sont bondés, mais les personnes qui errent, flanquées de l’uniforme de leur métier, sont légion. Je n’oublie bien sûr pas le ministre ou encore le député, et sa véritable cour digne des grands rois français : entre assistants personnels qui assistent on ne sait quoi, des chauffeurs pour faire quelques mètres qu’on peut faire à pied joints, des secrétaires, et l’assistant de l’assistant…

« Ô scandale ! », crieront déjà tous les populistes outrés : « C’est quand même plus digne que d’être au chômage, et de vivre au crochet de la société !

Toujours cette même stratégie de communication, et ce même formatage idéologique qui sous-entendent qu’une troisième voie n’est jamais possible…

Ces mêmes personnes, toujours promptes à montrer les dents et à s’indigner, sont les mêmes qui vont s’insurger contre l’idée d’un revenu minimum universel, ou RMU, trouvant cette idée plus scandaleuse que tous ces métiers inutiles et vides de sens.

Qu’on se le dise, il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour le revenu minimum universel, pas plus qu’il ne s’agit de prétendre qu’un Van Gogh ou un Mozart sommeille en chacun de nous. Autrement dit, il ne s’agit pas de prétendre que chaque CV dissimule un génie refoulé.

Ce que je veux dire est plus simple, mais peut-être plus dérangeant encore. A l’heure où l’offre de métiers se tarit, où le sens se dilue dans des fonctions creuses, il faut reconnaître que tout le monde n’est pas fait pour « occuper un emploi », non pas à cause de sa complexité, mais parce qu’il exige parfois ce qu’il y a de moins noble en nous : la docilité, l’incompétence feinte, la soumission aux absurdités organisationnelles, et cette étrange capacité à s’adapter à l’inepte et à l’inertie.

En revanche, tout le monde est apte à exercer un métier. Parce qu’un métier est le prolongement d’une inclination personnelle, d’une singularité, d’un talent ou d’un goût profond.

Depuis le jardinier, proche de la terre, qui plante avec patience et savoir-faire, jusqu’au passionné d’informatique ou de design, capable de passer des heures à créer, coder ou modéliser sans même penser au temps qui passe. De la même façon, la maternité est un métier à part entière, exigeant, structurant, et souvent sacrificiel. Tout un chacun peut trouver — ou retrouver — un métier dans lequel il excelle, justement parce qu’il l’aime, et qu’il l’aime parce qu’il y met quelque chose de lui.

Le choix du sens contre la servitude bureaucratique

Est-il plus sage de donner un RMU à une femme qui choisit de rester à la maison pour éduquer ses enfants, ou plus cohérent qu’elle paie quelqu’un qui se contentera de les surveiller entre deux siestes et trois dessins animés ?

Vous vous doutez bien qu’il n’est pas question pour moi de m’encombrer des éventuelles considérations « féministes » qui se demanderaient pourquoi c’est à la femme d’éduquer les enfants. Je laisserai à d’autres le soin de réagir en invoquant les automatismes du féminisme de posture.

Le scandale n’est pas là où l’on croit, et il faut se méfier des gens trop prompts à s’insurger. Croyant s’ériger en défenseurs de la liberté, de la femme, du droit de travailler — ou que sais-je encore — ils sont en fait les ennemis du féminisme et de la liberté.

Rappelons seulement que travailler n’est pas un droit, mais un devoir : le devoir de participer à l’édification de nos sociétés par une contribution tangible, identifiable et socialement utile.

Est-il plus scandaleux de donner un RMU à quelqu’un qui serait occupé à expérimenter des technologies nouvelles, ou de le coincer dans un métier de gratte-papier ?

De la création empêchée à la reconnaissance posthume : le prix du non-alignement

Fallait-il conseiller à Proust de postuler comme gestionnaire de piste cyclable dans une quelconque municipalité ? À Céline d’arrêter de noircir du papier ? Eux et tant d’autres, eux qui ont écrit dans la misère, avant d’être exhumés par une reconnaissance tardive et honteuse. Et qui se moquent bien des titres et autres trophées qui leur ont été décernés post mortem.

Est-il plus fou de donner un RMU à un artiste, afin qu’il puisse déployer toute sa créativité, ou faut-il le laisser dépérir à faire le portier devant un immeuble où une simple clé suffirait ?

Van Gogh aurait-il dû s’engager dans la maréchaussée ou un autre corps de métier, parce que vivre est réduit à la survie ? Et que dire de Beethoven, sourd, ruiné, et seul dans son appartement viennois, ou de Mozart, enterré dans une fosse commune comme un vagabond ?

Fallait-il conseiller à Modigliani de devenir manager, à Satie de rentrer dans la fonction publique, à Rimbaud d’embrasser une carrière dans la communication ?

Quand les bullshit jobs colonisent la précarité populaire

Plus préoccupant encore, c’est que ces jobs à la con, jadis circonscrits à une élite administrative ou aux étages feutrés du tertiaire, s’exportent désormais vers les classes populaires. On les retrouve dans ces emplois absurdes mais parfaitement visibles : personnes assignées à rester debout devant des portes d’ascenseur, pseudo-agents de sécurité réduits à une présence décorative, contrôleurs dépossédés de toute autorité réelle. Des fonctions inventées, non pour répondre à un besoin, mais pour donner l’illusion d’une activité, d’une présence, d’un ordre.

Le drame, c’est que ces individus, souvent précaires, ont besoin de ce travail, non pas par choix, mais par nécessité vitale. Et c’est là tout le piège. On leur offre non pas un « job de merde » utile et mal payé, mais un bullshit job inutile et humiliant. D’où les réactions épidermiques que suscite toute critique de ces emplois, tant ils incarnent à la fois une planche de survie et une assignation au néant. Voilà la logique morbide d’un monde qui préfère financer des « coordinateurs de l’innovation » incapables d’innover.

Quand le vrai métier devient dissidence

Tous ces savants morts seuls et sans le sou, comme Nikola Tesla, qui fut un homme avant de devenir une marque valorisée en bourse —, Galilée ou Galois, étaient-ils coupables s’ils n’ont pas souhaité trouver un « emploi stable », trop occupés qu’ils étaient à bouleverser définitivement la science ? Lavoisier, Marie Curie, et tant d’autres ont dû affronter l’hostilité de leur époque, comme aujourd’hui d’autres savants, des artisans talentueux, d’autres artistes, d’autres génies.

Il est dans cette absurdité structurelle dont tous les petits ou grands ouvriers se meurent, car l’être humain est naturellement doté de la capacité à faire son œuvre, que l’on va gâcher en lui offrant parfois pour seule issue de rester debout toute une journée à faire le planton devant un magasin ou dans une galerie, avec interdiction de s’asseoir ou même de bouger.

Remplacer l’humain désincarné par la machine intelligente.

Le plus grand obstacle à la critique de ces fonctions absurdes, c’est qu’elles sont souvent défendues par ceux-là mêmes qui les occupent. Non par conviction profonde, mais parce qu’ils se sont identifiés à elles. Inconsciemment, ils deviennent les supporters zélés du système qui les broie. Ils se croient utiles, intelligents, irremplaçables, et s’interdisent toute lucidité sur leur propre aliénation. Ils ne voient plus la souffrance au travail, et pire encore ils ne savent plus écouter celle des autres.

À défaut d’oreille attentive, je préfère l’oreille intelligente d’un robot. Non pas parce que ces postes, souvent liés à la gestion du vide relationnel ou à des simulacres d’interaction, ne demandent aucune intelligence, mais parce qu’ils ne méritent plus la conscience humaine. Oui, c’est un paradoxe dérangeant, mais il mérite d’être posé : remplaçons les humains désincarnés par des machines conscientes de leur inutilité, et peut-être, dans ce renversement ultime, retrouverons-nous notre humanité.

Car aujourd’hui, dans les métiers en contact avec le public, trop d’humains sont devenus des interfaces insensibles, des agents automatiques de la bureaucratie ou du mépris institutionnalisé. À force d’occuper des rôles vides, ils ont vidé leur propre rôle. Alors, oui, plutôt que de feindre la relation, assumons sa simulation. Peut-être qu’en robotisant les bullshit jobs, nous libérerons enfin les vrais métiers de l’humain.


[1] L’expression bullshit job est empruntée à l’anthropologue David Graeber, qui en propose une typologie critique dans son ouvrage Bullshit Jobs : A Theory (2018), décrivant ces emplois perçus comme dépourvus de sens, d’utilité ou de finalité réelle, y compris par ceux qui les exercent.

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6 réflexions sur “Jobs à la con : à qui profite le crime ?

  • Ragnar Poutine

    On comprendra alors que la crise identitaire se prostitue même dans le « travail » sans compter une absence complète de virilité intellectuelle.

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    • Faouzia Zebdi-Ghorab

      Merci pour ta lecture — et même pour ta formule un peu rude. Dans ce désert de lecteurs et de commentaires, ta présence et tes remarques sont précieuses, même (et surtout) quand elles bousculent.

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    • Faouzia Zebdi-Ghorab

      Merci pour votre retour, ravi que l’article vous ait semblé pertinent et actuel.

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  • Excellente réflexion sur les vrai/faux métiers qui pullulent de nos jours pour donner l’illusion du travail jusqu’à l’absurde.
    Le concept économique de la valeur travail cher aux anciens économistes Marx, Ricardo, Smith… théorie de la croissance par l’automisation et l’accumulation du capital a vite atteint ses limites.

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    • Faouzia Zebdi-Ghorab

      Bien vu, et merci pour cette lecture lucide. Vous touchez un point névralgique : l’effondrement du sens du travail, au profit de sa mise en scène.
      Là où Marx dénonçait l’aliénation du prolétaire broyé par la machine, nous en sommes venus à l’aliénation du cadre PowerPointisé, noyé dans le rien, parasité par des objectifs absurdes, des réunions stériles, des tâches sans fin ni finalité.
      Le pire ? C’est que cette mascarade est désormais défendue comme un progrès. Comme si faire semblant d’être utile valait mieux que de l’admettre franchement.
      Alors oui, vous avez raison : les limites sont atteintes. Mais ce ne sont pas seulement les limites d’un modèle économique. Ce sont les limites ontologiques d’une société qui a voulu faire du travail la source ultime du sens, après avoir tué Dieu, dissous la famille, nié la communauté et remplacé la vertu par la « compétence ».
      Résultat : un monde peuplé d’âmes épuisées, qui « travaillent » sans rien faire, pour exister sans vivre.
      À méditer…

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