Chomo, Laurent Danchin et l’art brut…
Chomo, Laurent Danchin et l’art brut
Des rencontres dont on ne sort pas indemne
Si nous pouvions parler des heures durant de ce que l’art provoque en nous, alors je vous parlerais de Chomo, figure singulière de l’art brut, dont les œuvres — à la fois sauvages, mystiques et habitées — ont bouleversé ma jeunesse. Son univers, construit dans la forêt de Fontainebleau, est une expérience sensorielle et spirituelle rare. Et je voudrais, à travers lui, évoquer aussi un autre homme, Laurent Danchin — passeur, professeur, compagnon d’âme de cet art hors-norme, aujourd’hui disparu.
Roger Chomeaux, dit Chomo
Avant d’évoquer ses œuvres qui n’en font plus qu’une — celle d’une vie entière —, il faudrait sans doute prendre le temps de revenir davantage sur la vie d’un artiste à la fois si riche et si pauvre. Il faudrait cheminer à travers les années pour expliquer sa décision de s’installer au cœur de la forêt de Fontainebleau, pour y vivre plus de trente années, comme un ermite, un ermite artiste, dans une solitude peuplée de plus de deux mille œuvres…
« Chomo, un pavé dans la vase intellectuelle »[1]
Si je n’ai pas manqué de me familiariser avec la vie de Chomo, c’est son art qui me parle davantage que sa propre histoire ou que l’ensemble des interprétations que des diplômés de grandes écoles pourraient y entrevoir.
C’est son âme retranscrite à travers chacune des pièces, ses pensées et ses poèmes qui ponctuent les chemins de son village, qui me touchent profondément, dès la première rencontre, et qui continuent encore de me parler.
Un village d’art à ciel ouvert
Loin de la « simple peinture », loin des toiles accrochées dans les musées, l’art de Chomo se vit, se découvre au cœur d’un village entier réalisé de ses mains, construit de matériaux divers et variés comme la tôle, le bois, le plastique, le verre ou le béton.
La révélation de l’art brut
J’ai découvert Chomo à l’âge, pourtant si complexe, de l’adolescence, quand j’ai entrevu les multiples trésors de l’art brut, un art qui surgit d’entre les mains d’un artiste qui a su créer un univers que tout le monde peut désormais découvrir ou redécouvrir dans son milieu d’origine : la forêt de Fontainebleau.
Un Artiste outsider
Faut-il déjà aimer l’art brut pour comprendre l’œuvre de Chomo, ou est-ce justement le choc de l’art brut selon Chomo qui m’a ouvert les yeux ? À travers ses créations, j’ai découvert bien plus qu’un style : une vision radicale, que Laurent Danchin a su éclairer.
En effet, si nous sommes nombreux à dire aimer l’art, si nous pouvons citer de nombreuses œuvres devenues populaires, des artistes médiatisés au fil du temps, l’art brut semble encore tapis dans l’ombre d’un univers artistique qui ne souhaite pas le reconnaître pleinement.
Et pourtant, en parcourant l’œuvre de l’artiste, on ne peut qu’entrevoir la beauté pure d’un art à la fois simple dans ses formes mais complexe dans sa lecture, un art empreint de mystère qui rend chaque interprétation délicate, voire vertigineuse.
Laurent Danchin, le passeur
Si je dois vous parler de Chomo, de son univers unique dans l’histoire de l’art brut, et de la manière dont Laurent Danchin a su transmettre cette lumière, alors je dois commencer par un souvenir.
Un professeur inoubliable
Quand je repense à l’artiste, je me demande si mon parcours de vie aurait croisé celui de l’art brut si Laurent ne me l’avait pas fait découvrir.
Quoi qu’il en soit, je peux dire sans me tromper que deux enseignants ont marqué ma scolarité durant mes années de lycée, et Laurent Danchin fut sans conteste l’un d’entre eux. Je le revois encore, avec ses petites lunettes cerclées, ses bottines marron, déambulant dans la salle de classe, tenant une craie blanche pour jeter de temps à autre sur le tableau quelques mots qu’il voulait sans doute épingler consciencieusement dans nos esprits.
Une « dissidence » lycéenne : The Fool on the Hill
La gentillesse n’a pas trompé mon cœur de jeune adolescente plutôt marginale. Je parlais peu, mais j’écoutais… Laurent n’était pas de ces professeurs inattentifs. Il avait, je pense, scanné la personnalité de chacun d’entre nous et était attentif à chacun de la manière la plus appropriée.
Je ne me souviens plus exactement comment cela s’est décidé, mais un jour, il proposa la création d’un journal de lycée — il n’en existait pas encore. J’ai immédiatement sauté sur l’occasion : écrire était mon refuge. À ma connaissance, personne d’autre ne s’est lancé dans l’aventure. Je n’ai pas le souvenir d’avoir partagé avec quiconque la manipulation de la ronéo qui imprimait NOTRE JOURNAL ! Nous en étions fiers, au point que nous prenions sur notre temps de repas.
The Fool on the Hill
D’ailleurs je fus heureuse de découvrir qu’à peu près la même année, le film de Claude et Clovis Prévost consacré à Chomo s’intitule « Le fou est au bout de la flèche »
Le choc Chomo
Le deuxième grand souvenir lié à Laurent, c’est bien sûr Chomo. Leur lien fut pour moi une entrée directe dans l’univers de l’art brut : l’art brut de Chomo tel que révélé et transmis par Danchin n’était pas un mouvement, mais une initiation.
L’étincelle
Nous voici donc projetés dans l’univers de Chomo.
Première rencontre, premier choc. Les grands yeux d’un buste qui me fixe et dont le regard ne m’a jamais quittée. Un regard qui s’entortillait et s’allongeait comme pour venir vous toucher. Une fois libérée de l’envoûtement de cette œuvre, je jette un regard autour de moi : un étalage d’œuvres, partout — sur le sol, contre les arbres, dans les feuillages… Tout est peuplé de personnages, de choses, de métal, de verre opaque ou transparent… Il y en a à ne plus savoir où regarder.
Laurent est dans son élément, on le voit bien. Mais à ce moment-là, on oublie l’autre et on s’oublie soi-même.
Chomo, le riche pauvre
Si j’ai tout de suite été marquée par la beauté et l’ambiance unique de ces lieux, je me souviens avoir vu, ce jour-là, un tout autre professeur : un homme qui se laissait pleinement envahir par la puissance de l’art, un homme qui écoutait en silence chacun des messages que Chomo souhaitait lui laisser. Et en observant Laurent ce jour-là, moi aussi j’ai appris à écouter l’art brut pour tenter d’en entrevoir l’histoire…
On sent, malgré l’extrême dépouillement et l’extrême pauvreté du personnage, que la vivacité et la richesse du discours de Chomo donnent à ressentir une plénitude. Il est riche de ses œuvres, de l’énergie qu’il y insuffle. Il est riche de la compagnie mystique et fantasmagorique de ses créations.
Une rencontre initiatique
Les souvenirs de cette visite sont malgré tout assez particuliers, car cette rencontre m’a emportée dans un tourbillon qui n’a laissé que l’ivresse d’un trop-plein d’art et de poésie. Un trop-plein de vrai dénuement, de vraie foi en la beauté des choses et en la beauté profonde de certains êtres.
La rencontre entre Chomo et Laurent Danchin ne fut pas un hasard, mais une nécessité. Tous deux, à leur manière, ont incarné une fidélité farouche à une forme d’art brut qui ne demandait ni reconnaissance institutionnelle ni approbation critique : seulement un regard capable d’écouter. L’art brut selon Chomo et Danchin est un acte de résistance — silencieux, mais irrécusable.
La rencontre avec Chomo est une rencontre dont on ne sort pas indemne. Et si c’est par l’intermédiaire de Laurent que j’ai pu le rencontrer, alors je peux dire sans me tromper que les chemins de vie de Laurent et de Chomo devaient inévitablement se croiser, s’entrechoquer pour nous offrir l’étincelle de vie artistique que Laurent a portée, nourrie, alimentée durant toutes ces années à travers ses livres, ses articles, dans lesquels il n’a eu de cesse de dire la générosité, la créativité et la beauté de cet art.
[1] « Chomo, un pavé dans la vase intellectuelle, entretiens avec Laurent Danchin » (Éd.Simoën, Paris).
Les Photos de cet article sont extraites du film de Bernard Gazet »Confidences autour d’un verre de porto avec Laurent Danchin » Octobre 1988