Les USA, 249 ans d’indépendance, 249 ans d’ingérence ?
Tout un programme …
Le 4 juillet prochain, l’Amérique fêtera ses 249 ans d’« indépendance ». La fête nationale sera ponctuée par des discours et autres défilés patriotiques, des feux d’artifice et autres gâteries, et par la commémoration d’un LOURD et « long » passé que l’Humanité devrait lui envier de bon gré, ou de force s’il le fallait.
Fierté historique
Le 4 juillet 1776, les colons déclarent leur rupture avec la Couronne britannique. Ils dénoncent la tyrannie du roi George III et les abus d’un pouvoir qu’ils jugent despotique.
L’ironie historique est, vous en conviendrez, savoureuse. Car rappelons que ces mêmes colons avaient eux-mêmes, imposé aux peuples autochtones, leur propre despotisme, au point de réduire la poignée de survivants à l’état de décor folklorique pour touristes en mal de sensations.
Faites ce que je dis…
Ce texte fondateur, inspiré des Lumières européennes (Locke, Montesquieu, Rousseau) met en avant, nous dit-on, des principes philosophiques forts, comme le droit naturel à la liberté, à l’égalité, et au bonheur. Rien de moins ! Mais derrière cette façade philosophique, c’est surtout un manifeste politique redoutablement efficace.
Rappel des faits….
Dès le début des années 1600, l’Angleterre lance sa grande entreprise coloniale en Amérique du Nord. Il s’agit d’étendre son empire économique et religieux, en écrasant au passage toute concurrence — française, espagnole, hollandaise — et bien evidemment, toute résistance indigène.
Ces territoires n’étaient bien évidemment pas « une terre sans peuple, pour un peuple qui en avait déjà une » mais bel et bien une occupation faite d’un cocktail d’épidémies, de traités truqués, de massacres et de dépossession « progressive », aime-t-on à préciser. Tuer à petit feu est parait-il moins barbare que la peine de mort que beaucoup de pays modernes se targuent d’avoir aboli au demeurant.
Destinée manifeste : dieu, le dollar et le drapeau
Dès le XIXe siècle, les États-Unis se dotent d’une idéologie messianique : la « Manifest Destiny ou Destin manifeste ». Un concept selon lequel la nation américaine aurait pour vocation divine d’apporter la « civilisation » au reste du continent américain, et par extension, au monde.
Cette idée on ne peut plus in-originalement colonialiste a été popularisée dès 1845 par un certain John L. O’Sullivan, journaliste de son état, qui écrivait que les États-Unis avaient le « droit manifeste » d’étendre leur territoire « sur tout le continent », car cette expansion répondait à un dessein providentiel. En somme, Dieu lui-même aurait destiné les Américains à guider les autres peuples vers la lumière du progrès, de la démocratie et de la liberté !
Exercice pratique
En bons élèves, la mise en pratique active de cette idéologie ne se fit pas attendre.
Dès 1846, le Mexique est attaqué.
Motif officiel : la défense des frontières, suite à l’annexion du Texas. Alors que le mobile réel est limpide : l’expansion territoriale par la conquête du Sud-Ouest, et la dépossession méthodique du territoire mexicain.
Bilan : 25 000 Mexicains morts, manifestement peu convaincus par les « arguments » avancés.
En 1898, c’est au tour de l’Espagne, avec Cuba et les Philippines en ligne de mire.
Mobile officiel : soutien à l’indépendance cubaine.
Mobile réel : impérialisme américain débridé ; annexion des Philippines, de Porto Rico, de Guam.
Bilan : 3 000 civils philippins, victimes collatérales de cette marche « vers la lumière du progrès, de la démocratie et de la liberté ».
1915–1934 : Haïti, est la nouvelle élue de la bienveillance américaine.
Mobile officiel : stabilisation et protection.
Mobile réel : l’occupation prolongée, la répression des Cacos, et la mise en place de structures coloniales.
Bilan : 15 000 Haïtiens victimes, coupables de ne pas avoir accueilli leurs bienfaiteurs avec assez d’enthousiasme.
Toute cette violence rédemptrice est soigneusement justifiée par une idéologie religieuse et raciale. Les colons puritains et protestants perçoivent leur expansion comme une mission divine : la fameuse Destinée manifeste. Les peuples autochtones, jugés « sauvages », « païens » ou simplement « inférieurs », peuvent être marginalisés, domestiqués ou éliminés, avec la bénédiction de Dieu et le silence complice du monde moderne.
Les treize colonies américaines : matrices d’un empire
Les treize colonies américaines, futures matrices de l’Empire américain, sont les prolongements territoriaux de la Couronne britannique. Ces colonies sont créées par chartes royales, concédées à des compagnies privées ou à des particuliers. En théorie, elles sont soumises à la Couronne britannique pour les affaires commerciales, diplomatiques et fiscales. En pratique, elles jouissent d’une autonomie qui croit avec leur enrichissement. L’agriculture intensive, le commerce triangulaire, et surtout l’esclavage forment la colonne vertébrale de leur prospérité.
Bien évidemment cette croissance est inversement proportionnelle au déclin de la population autochtone : éradication de plus de 90 % de la population amérindienne en quatre siècles ; conséquence des maladies, des massacres, des déplacements forcés et des politiques coloniales actives.
En bref…
⮕1607 : Fondation de Jamestown, première colonie anglaise permanente, fruit d’un rêve impérial
⮕1620 : Arrivée du Mayflower, installation des Pères pèlerins à Plymouth (Massachusetts). Les colons fuient les persécutions religieuses pour devenir à leur tour les persécuteurs.
⮕1775–1783 : Guerre d’indépendance des 13 colonies contre la Couronne, mais dans un cadre toujours raciste, patriarcal, et élitiste. Nous en avons pour entre autres preuves le fait que : le 4 juillet 1776 , la Déclaration d’indépendance est rédigée par Thomas Jefferson, alors propriétaire de plus de 600 esclaves. La Déclaration de 1776 proclame des droits universels au nom de l’Humanité… tout en excluant les Noirs, les femmes, et les autochtones. Autrement dit, un manifeste d’autonomie pour une oligarchie coloniale blanche.
L’hypocrisie incarnée
Jefferson, ce maitre de l’hypocrisie farouchement attaché au système esclavagiste, recommandait d’investir « chaque sou […] dans des terres et des nègres ».
Ce même Thomas Jefferson, apôtre autoproclamé de la liberté, entretient pendant près de quarante ans une relation avec Sally Hemings, esclave et demi-sœur de sa défunte épouse, qu’il met enceinte à plusieurs reprises. Elle a à peine 14 ans quand la liaison commence en France. De cette « union » naissent six enfants, dont seuls cinq seront affranchis ; les seuls, sur les 600, à bénéficier de la magnanimité testamentaire du philosophe de Monticello. Le reste ? Silence. Injustice. Servitude.
Le travail peut alors commencer
L’indépendance acquise, et les fondations idéologiques posées, l’Amérique peut se consacrer à sa véritable vocation : modeler le monde selon sa réalité et sa vérité. L’exportation de la liberté devient une industrie. La guerre, un langage. L’hégémonie, un ordre rédempteur. La propagande, une pédagogie. Le marché, une religion. Et Hollywood, un évangile.
1917–1918 : Première guerre mondiale
Mobile officiel : Sauver la démocratie, et soutenir les Alliés.
Mobile réel : Affirmer la puissance américaine sur la scène mondiale, en profitant du chaos européen pour imposer un leadership. La paix par la force, la vertu par le profit. Le traité de Versailles devient l’instrument d’un nouvel ordre moral. Les États-Unis y imposent leur langage, leur posture de médiateur, leur vision du droit, sans en assumer les conséquences. Ils se retirent de la SDN, tout en prétendant incarner l’universalisme. Déjà, l’hégémonie s’exerce à distance, mais avec efficacité.
1941–1945 : Deuxième guerre mondiale
Mobile officiel : Répondre à Pearl Harbor, lutter contre les régimes totalitaires.
Mobile réel : Éradiquer les rivaux impériaux (Allemagne, Japon), remodeler l’ordre mondial, installer une hégémonie incontestable.
Les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août 1945) ne visent pas des cibles militaires, mais des villes densément peuplées de civils, délibérément choisies pour maximiser l’impact psychologique. À Hiroshima, 70 000 personnes meurent instantanément ; elles seront plus de 140 000 à périr avant la fin de l’année, victimes des radiations, des blessures, et de l’effondrement des structures sanitaires. À Nagasaki, 40 000 morts immédiats, 80 000 au total. Des écoliers fondus sur place, des nourrissons brûlés dans les bras de leurs mères, des silhouettes humaines imprimées dans la pierre par la chaleur…
Mais le message dépasse le Japon : il est adressé au monde. En exhibant la toute-puissance de l’arme atomique, Washington ne cherche pas seulement à abréger une guerre déjà gagnée, il impose les nouvelles règles du jeu. La paix ne sera plus le fruit d’un équilibre diplomatique, mais d’une dissuasion unilatérale fondée sur la terreur technologique. Hiroshima n’est pas un épilogue : c’est un prologue. Celui d’un ordre mondial dont le fondement n’est plus le droit, mais l’effroi. Une ère où la domination se légitime par l’anéantissement, et où la morale s’incline devant la démonstration de force.
L’aide comme levier de soumission
Dans la foulée, le Plan Marshall installe l’hégémonie américaine par l’économie. Sous prétexte de reconstruction, il soumet l’Europe de l’Ouest à l’influence de Washington, impose le dollar comme centre de gravité financier, et transforme l’Alliance atlantique en bras armé du Pentagone.
1947–1989 : Guerre froide contre l’URSS
Mobile officiel : Contenir le communisme, protéger le monde libre.
Mobile réel : Interventions indirectes, militarisation globale, guerres par procuration, du Vietnam à l’Afghanistan, en passant par l’Amérique latine et l’Afrique.
Bilan : des millions de morts « collatéraux » et une dissuasion nucléaire érigée en dogme moral.
1950–1953 : Guerre de Corée
Mobile officiel : Défendre la Corée du Sud contre l’agression communiste.
Mobile réel : Geler le conflit, imposer une division permanente, tester la capacité américaine à mener une guerre totale par procuration.
Bilan : 2 à 3 millions de Coréens, majoritairement civils, anéantis par les bombardements, le napalm et les exécutions, victimes collatérales d’un bras de fer impérial.
1950–1960 : Iran, Guatemala, Indonésie, Congo, et ailleurs. La carte du monde devient un terrain de jeu
Mobile officiel : Lutter contre le communisme rampant dans le Tiers-Monde.
Mobile réel : Coups d’État signés CIA, régimes renversés, chaos entretenu au nom du libre marché. Du pétrole iranien au sucre guatémaltèque, en passant par le café colombien et le caoutchouc vietnamien, le monde devient un supermarché stratégique, payé en vies humaines.
Reconnaissance de l’existence d’un complexe militaro-industriel dès 1961
« Cette conjonction d’un immense établissement militaire et d’une grande industrie d’armement est une chose nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale – économique, politique, voire spirituelle – se fait sentir dans chaque ville, chaque capitole d’État, chaque bureau du gouvernement fédéral. … Nous reconnaissons la nécessité impérative de ce développement. Pourtant, nous ne devons pas négliger ses implications graves. Notre labeur, nos ressources et nos moyens de subsistance y sont tous engagés ; il en va même de la structure même de notre société.
Dans les conseils du gouvernement, nous devons nous garder contre l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le potentiel d’une montée en puissance désastreuse de pouvoirs mal orientés existe et persistera. …
Seule une citoyenneté alerte et informée peut contraindre le juste ajustement entre l’immense appareil industriel et militaire de défense et nos méthodes et objectifs pacifiques, afin que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble. 3»
Complexe militaro-industriel
Pour la première fois, un ancien général devenu président reconnaît publiquement le danger systémique d’une alliance permanente entre l’industrie de l’armement, le pouvoir militaire et l’administration fédérale. Cette alerte n’était pas un simple constat, mais une mise en garde prémonitoire dont on prend soin de ne pas parler.
La liberté continue son expansion armée
À mesure que les décennies passent, l’Amérique affine sa rhétorique et muscle son appareil d’intervention. Chaque opération extérieure devient un sermon géopolitique, chaque bombardement, un chapitre dans l’évangile du progrès occidental.
1960–1970 : Vietnam, Laos, Cambodge
Mobile officiel : Endiguer le communisme en Asie du Sud-Est.
Mobile réel : Guerre d’usure, destruction systématique d’infrastructures, création d’un foyer d’instabilité durable.
Bilan : 2 à 3 millions de Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens « expérimentent » le progrès Us sous forme d’Agent Orange, de napalm, de bombes à fragmentation ; autant d’armes chimiques et incendiaires laissées en héritage et dans leur chair, aux générations suivantes.
1980s : Libye, Liban, Grenade, Nicaragua…
Mobile officiel : Lutte contre le terrorisme et le communisme.
Mobile réel : Interventions éclair pour soutenir des juntes, des dictatures militaires ou des milices rebelles fidèles à Washington. Lutte idéologique travestie en brutalité géostratégique.
Bilan humain : Des milliers de morts, des chiffres jamais consolidé, et toujours minimisé.
15 avril 1986 : Bombardement de la Libye
Réponse officielle : Riposte à un attentat terroriste à Berlin.
Mobile réel : Intimider Kadhafi, rappeler au monde que l’Amérique peut frapper quand et où elle veut.
Bilans : Des civils libyens tués dans ce que l’on appelle sobrement une « frappe préventive ».
1989–1990 : Invasion du Panama
Mobile officiel : Neutraliser le général Noriega, restaurer la démocratie.
Mobile réel : Changer un pion devenu trop encombrant, sécuriser le canal stratégique, imposer une leçon de discipline au reste de l’Amérique latine.
Résultat : entre 500 et 3 000 civils tués ; un chiffre qui fluctue au gré des convenances diplomatiques.
L’après-guerre froide : un monde à dompter
Avec l’effondrement du bloc soviétique, l’Amérique se retrouve enfin seule sur le trône. Le « monde libre » n’a plus d’ennemi extérieur à sa mesure, il faut donc en produire de nouveaux. La machine guerrière, orpheline de l’URSS, se recycle en force d’intervention humanitaire, gardienne du droit international, puis en croisée contre le Mal.
1991 : Guerre du Golfe (Irak)
Mobile officiel : Libérer le Koweït, défendre le droit international.
Mobile réel : Assurer l’accès occidental au pétrole, réaffirmer la suprématie militaire américaine après la parenthèse vietnamienne.
Bilan : une guerre éclair médiatisée comme un jeu vidéo ; des dizaines de milliers de soldats irakiens réduits en cendres sur la « route de la mort ». Les sanctions qui suivent tueront, selon l’UNICEF, plus de 500 000 enfants irakiens : dommage collatéral d’une paix juste, bien sûr.
1990… : Balkans (Bosnie, Kosovo)
Mobile officiel : Intervention humanitaire, protection des civils.
Mobile réel : Test de l’OTAN post-guerre froide, projection de puissance en Europe, encerclement progressif de la Russie.
Résultat : bombardements dévastateurs, fragmentation géopolitique durable des Balkans, et un précédent pour les futures ingérences sous drapeau humanitaire.
A Clean Break : le certificat de décès des accords d’Oslo
En 1996, le mémorandum A Clean Break, rédigé pour Benjamin Netanyahu par des figures néoconservatrices majeures comme Richard Perle, Douglas Feith et David Wurmser, marque une rupture radicale avec les Accords d’Oslo. Le texte rejette toute paix négociée avec les Palestiniens, prône la préemption contre la Syrie, et encourage des alternatives à l’autorité d’Arafat. Ce document, feuille de route du néoconservatisme, servira de socle à la politique étrangère américaine sous l’administration Bush, notamment pour justifier l’ingérence et la guerre préventive au Moyen-Orient.
Derrière l’abandon d’Oslo, se dessine une stratégie globale : remodeler la région selon les intérêts idéologiques et géostratégiques d’Israël et des États-Unis.
1998 : Bombardements au Soudan et en Afghanistan
Mobile officiel : Réaction à des attentats contre des ambassades américaines en Afrique.
Mobile réel : Geste symbolique pour détourner l’attention du scandale Lewinsky ; du nom de l’affaire politico-sexuelle qui éclabousse alors Bill Clinton, accusé d’avoir menti sous serment sur sa relation avec une stagiaire de la Maison-Blanche.
Le Soudan voit son principal complexe pharmaceutique pulvérisé. L’attaque, sans fondement solide, provoque indirectement des milliers de morts par absence de traitements médicaux de base. L’Afghanistan, lui, sert de terrain d’essai pour des frappes sans objectif stratégique réel, mais s’inscrivant déjà dans la logique du rollback ; une stratégie agressive visant non plus à contenir les ennemis, mais à les éliminer.
Cette logique du rollback trouvera son expression la plus saisissante dans la traque de Ben Laden : ciblé, éliminé, sans procès ni tentative sérieuse d’interrogatoire. Aucun effort pour extraire des informations vitales sur Al-Qaïda ou ses ramifications. L’objectif n’était pas de comprendre le mal, mais de le décapiter, de préférence sous les caméras. Une victoire plus narrative que stratégique vous diront les analystes stratégiques et autres spécialistes du renseignement.
Le 11 septembre 2001 : l’acte fondateur d’un nouvel absolutisme
Ce jour-là, 2 977 morts sur le sol américain justifient une révolution stratégique. Désormais, l’Amérique ne se contente plus de défendre son territoire : elle traque le mal partout, le désigne unilatéralement, et frappe sans procès. Le droit international devient accessoire, la géographie, secondaire. Le terrorisme ? Un ennemi parfait, omniprésent, insaisissable, et infini.
2001–2021 : Guerre d’Afghanistan
Mobile officiel : Démanteler Al-Qaïda, punir les Talibans.
Mobile réel : Installer une base militaire au cœur de l’Asie centrale, sécuriser les pipelines, et occuper durablement un pays charnière entre Chine, Iran et Russie.
Résultat : 20 ans de guerre, 240 000 morts, une armée afghane fantoche, un régime corrompu soutenu jusqu’à l’effondrement. Et en guise d’épilogue : le retour des Talibans.
2002–aujourd’hui : Guantánamo, torture et drones
Les États-Unis installent des prisons hors sol, zones de non-droit juridique où des individus peuvent être détenus indéfiniment sans jugement. L’usage de la torture est banalisé sous le nom de « techniques d’interrogatoire renforcé ».
Parallèlement, les frappes de drones deviennent routinières au Pakistan, au Yémen, en Somalie. Exécutions extrajudiciaires, dommages collatéraux, funérailles bombardées : la justice devient téléguidée. La paix, algorithmique.
2003–2011 : Guerre d’Irak
Mobile officiel : Éliminer les armes de destruction massive (ADM), instaurer la démocratie.
Mobile réel : Terminer le travail de 1991, sécuriser les ressources pétrolières, et surtout appliquer les principes énoncés dans le mémo stratégique A Clean Break (1996) : renverser Saddam Hussein pour démanteler l’axe Irak–Syrie–Iran, restructurer la région selon une logique de fragmentation contrôlée, et imposer des régimes favorables à l’hégémonie américano-israélienne.
Bilan humain et politique : Entre 151 000 et 1 million de morts selon les estimations. Des centaines de milliers de civils irakiens périssent faute de soins, de médicaments, et d’eau potable. Le pays s’effondre : destruction des infrastructures, pillage du patrimoine, guerre civile confessionnelle, émergence de milices armées, radicalisation massive, naissance à l’EI. La guerre n’a pas exporté la démocratie : elle a importé la terreur et le chaos.
Les armes de destruction massive ? Jamais retrouvées.
En revanche, celles utilisées par les États-Unis sont bien réelles : bombes à sous-munitions, phosphore blanc, armes à uranium appauvri : testées en Irak, comme en laboratoire.
Avertissement
En avril 2003, un major général israélien, Yaakov Amidror, fait, sous les auspices du Jerusalem Center for Public Affairs, écho à cet appel :
« l’Irak n’est pas l’objectif absolu. L’objectif ultime est le Moyen-Orient, le monde arabe et le monde musulman. L’Irak ne sera que le premier pas dans cette direction ; remporter la guerre contre le terrorisme signifie modifier la région entière de manière structurelle. »
(..)
L’islam est en voie de disparition. Ce à quoi nous assistons présentement dans le monde musulman n’est pas une montée en puissance de la foi, mais les derniers rougeoiements des braises de l’islam. … Dans quelques années, on lancera contre l’islam une croisade chrétienne qui sera le grand événement de ce millénaire. De toute évidence, nous aurons un vrai problème quand il n’y aura plus que deux grandes religions, le judaïsme et le christianisme, mais nous avons le temps de voir cela venir [3]»
Cette déclaration n’est pas simplement une description géopolitique, mais une projection idéologique, voire eschatologique, sur l’avenir du monde religieux. Elle laisse entendre que L’islam est perçu comme un obstacle à l’avènement d’un nouvel ordre religieux et politique mondial, dominé par l’Occident judéo-chrétien. De ce fait, la disparition de l’islam — qu’elle soit culturelle, politique ou théologique — est envisagée comme un objectif à atteindre, voire comme une étape prédestinée.
Mise en garde implicite faite aux chrétiens
Mais, selon cette déclaration, cela aura pour conséquence que le judaïsme et le christianisme resteraient seuls en lice. Ceci créera selon cette même déclaration, une tension latente entre ces deux pôles : si l’islam s’efface, que restera-t-il pour justifier l’alliance ?
En ce sens, la phrase fonctionne aussi comme une mise en garde implicite aux chrétiens : une fois l’islam affaibli, l’alliance tactique (contre un ennemi commun) pourrait se transformer en conflit d’intérêt ou de vision sur l’hégémonie spirituelle et politique mondiale.
Autrement dit, les chrétiens seraient les alliés utiles d’un moment, mais pourraient se découvrir, une fois l’ennemi musulman éliminé, les concurrents gênants d’un projet identitaire judaïque plus exclusif. C’est là toute l’ambiguïté d’un certain néo-sionisme politique lorsqu’il instrumentalise la religion comme levier stratégique global. Il n’annonce pas seulement des guerres de territoires, mais des guerres d’âmes ou d’esprits, c’est-à-dire des guerres qui cherchent à reconfigurer les consciences, les croyances, les identités profondes. On passe alors de la géopolitique à la théo-politique, où l’objectif n’est plus seulement la domination matérielle, mais la conquête du sens, de la vérité et du salut.
Derrière les guerres de territoires
C’est une guerre idéologique et spirituelle, où l’on cherche à éradiquer une foi (par la violence ou par l’assimilation culturelle), à façonner des subjectivités dociles, alignées sur un ordre moral ou métaphysique dominant, et à remplacer un imaginaire collectif par un autre.
La colonisation missionnaire visait déjà à « sauver les âmes indigènes » en les arrachant à leurs croyances ancestrales. Aujourd’hui, les campagnes idéologiques (soft power, propagande, rééducation identitaire) jouent sur les mêmes ressorts : formater les âmes pour façonner des peuples.
Cette guerre est plus insidieuse, plus durable, et plus profonde car ses ruines ne sont pas des bâtiments, mais des consciences vidées, des traditions détruites, des mémoires effacées. Voilà ce que cache souvent le vernis des discours humanitaires ou sécuritaires.
L’empire ne se retire jamais vraiment
Même quand elle prétend se retirer, l’Amérique laisse derrière elle des ruines, des armes, des contrats, des bases militaires. La guerre n’est jamais un épisode ; c’est une structure, un paradigme, un modèle économique.
2001–2021 : Afghanistan
Mobile officiel : Traquer Al-Qaïda, renverser les Talibans, instaurer un État démocratique.
Mobile réel : Installer des bases permanentes dans une région stratégique, expérimenter un modèle d’occupation par ONG interposées, injecter des milliards dans des circuits opaques entre Washington, Kaboul et des sous-traitants privés.
Après 20 ans de guerre, 240 000 morts (civils, combattants, soldats étrangers). Les Talibans reprennent le pouvoir en quelques jours. La démocratie ? Elle s’est envolée en hélicoptère, avec les derniers diplomates.
2011 : Libye
Mobile officiel : Protéger les civils à Benghazi, empêcher un massacre.
Mobile réel : Faire tomber Kadhafi, restructurer le pays en zones d’influence, contrôler les flux migratoires et les ressources pétrolières.
Résultat : un État failli, une guerre civile permanente, des trafics d’êtres humains en plein XXIe siècle. L’OTAN a bombardé, puis est partie : mission accomplie. We did the job.
Depuis 2011 : Syrie
Mobile officiel : Soutenir les forces démocratiques, lutter contre le terrorisme.
Mobile réel : Exploiter un soulèvement pour affaiblir un régime allié de l’Iran et de la Russie, disloquer l’État syrien, fragmenter son territoire, et maintenir une présence militaire dans le nord-est sous prétexte de défendre les Kurdes. En parallèle, armer et financer des groupes jihadistes dits « modérés », tout en tolérant la montée du chaos. Mais surtout, priver l’Iran d’un corridor stratégique vers la Méditerranée et affaiblir durablement un voisin hostile à Israël principal bénéficiaire régional de l’effondrement syrien.
Résultat : un pays en ruines, plus de 500 000 morts, des millions de réfugiés, une société pulvérisée, et une guerre devenue champ de bataille permanent entre puissances — États-Unis, Russie, Turquie, Iran, Israël — chacun y menant sa guerre par procuration.
Depuis 2022 : Ukraine
Mobile officiel : Défendre la souveraineté ukrainienne, résister à l’agression russe.
Mobile réel : Affaiblir stratégiquement la Russie sans engager directement de troupes américaines, revitaliser l’OTAN, expérimenter une guerre hybride à ciel ouvert, et transformer l’Ukraine en base avancée de l’Alliance atlantique, aux portes mêmes de la Russie. C’est cette perspective qui, aux yeux de Moscou, a transformé la frontière ukrainienne en ligne rouge stratégique. Ce que Volodymyr Zelensky appelle de ses vœux, au mépris de tout équilibre régional.
Bilan provisoire : des centaines de milliers de morts, une Europe vampirisée par la logique de guerre, une industrie militaire suralimentée par les flux financiers, et une Ukraine réduite au rôle d’avant-poste sacrificiel d’un nouvel affrontement entre blocs.
Les années 2020 : frapper sans se salir
L’interventionnisme américain entre dans une nouvelle ère : celle de la guerre « encore plus propre », téléguidée, algorithmiquement calibrée. Le sang coule moins à domicile, mais les cibles s’élargissent. Le droit international est un décor. Le monde, un théâtre de frappes.
2014–2024 : Syrie (contre l’État islamique)
Mobile officiel : Éradiquer l’État islamique.
Mobile réel : Renforcer les Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le Nord-Est, couper l’axe chiite Iran-Irak-Syrie, contenir la Turquie.
Résultat : ~2 679 civils tués selon Airwars, plus de 12 000 morts liés aux combats. Bombardements massifs, usage de drones, destructions urbaines majeures : Raqqa, autrefois ville, n’est plus que ruine stratégique.
Mars–mai 2025 : Yémen (zone houthiste)
Mobile officiel : Sécuriser le transit maritime en mer Rouge.
Mobile réel : Réaffirmer le contrôle occidental sur les détroits énergétiques, soutenir indirectement la coalition saoudienne, dissuader l’influence iranienne dans la région.
Bilan partiel : 224 civils tués selon les sources disponibles ; ports ravagés, infrastructures critiques ciblées par frappes de drones et munitions guidées.
Avril 2025 : Saada (Yémen)
Mobile officiel : Cibler les « commanditaires houthis ».
Mobile réel : Intimidation, punition collective, message à Téhéran.
Résultat : une frappe aérienne sur un centre de détention à Saada — 68 migrants tués, plus de 150 blessés. Amnesty International évoque un crime de guerre. Washington parle d’« opération chirurgicale ».
22 juin 2025 : Iran – « Operation Midnight Hammer »
Mobile officiel : Neutraliser le programme nucléaire iranien.
Mobile réel : Réactiver la doctrine Trump: frapper d’abord, négocier ensuite, et tester la dissuasion par la surprise, sans engager de troupes terrestres.
Elle s’inscrit dans une logique de rollback maîtrisé : frapper, puis éventuellement négocier. Mais surtout, elle répond à une urgence diplomatique : calmer Israël, qui reprochait à Washington son attentisme face à Téhéran. Il fallait envoyer un signal fort… mais pas trop. Rassurer Tel-Aviv, sans déclencher une guerre ouverte. En ce sens, les États-Unis semblent avoir adopté — sans l’avouer — la stratégie iranienne gagnante : des frappes ciblées, nocturnes, symboliques, conçues pour parler le langage de la puissance sans franchir le seuil de l’irréparable. Une posture déroutante, que l’on a d’abord jugée ambiguë, mais dont la portée stratégique s’est révélée après coup : affirmer la dissuasion tout en maintenant l’équilibre.
Ironie de cette séquence : Israël, en provoquant l’escalade, espérait réaffirmer son statut de rempart régional. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. En forçant la main de son allié, il a révélé une vérité crue : sa dépendance stratégique et son incapacité à agir seul sans risquer l’isolement.
L’attaque du 22 juin, en apparence un triomphe occidental, est surtout un tournant discret, où l’Empire montre encore ses dents, mais à crédit . Et où l’allié historique commence à apparaître comme une variable, plus qu’un acteur central.
Le mirage impérial de la liberté
Ce que l’on nomme encore “ordre international” n’est plus qu’un décor pour une guerre sans nom, menée sous les oripeaux de la démocratie. Et les cibles en sont rarement choisies au hasard : de Kaboul à Gaza, de Tripoli à Sanaa, ce sont toujours les mêmes peuples : arabes, musulmans, périphériques qui payent le prix du mirage impérial. L’Occident, emmené par les États-Unis, exerce une violence asymétrique dont il ne cesse de nier l’évidence morale.
Face à cette brutalité codifiée, l’Europe, quant à elle, s’illustre par son silence : indignation sélective, indignité diplomatique. Israël peut bombarder, l’Amérique peut envahir, et l’Union européenne peut détourner le regard, à condition que l’agresseur appartienne au « bon camp ».
Joli palmarès pour un 249ème anniversaire
Quel palmarès, pour un État si jeune : 249 ans à peine, et déjà le CV d’un empire décomplexé. L’Amérique, ce cadre sup’ de la mondialisation, sûr de lui, bardé d’armements, toujours prompt à « convertir », « libérer », « moderniser » , à coups de missiles si nécessaire. Rapidité, rentabilité, invisibilité médiatique : le soft power a des dents.
Pendant ce temps, les vieilles civilisations, enracinées, patientes, millénaires — l’Iran, l’Égypte, le Vietnam, la Corée — n’exportent ni croisades, ni idéologie. Elles n’essaiment pas la guerre. Elles ne baptisent pas leurs bombes au nom de la démocratie.
Et surtout, fait inouï dans un monde prétendument en guerre « contre le mal » : l’Iran, depuis 1979, n’a lancé aucune guerre d’agression. Zéro invasion. Zéro occupation étrangère. Zéro croisade humanitaire en treillis.
Faut-il les en blâmer ? Trop stables, trop enracinés, trop peu sensibles au néo-messianisme occidental. Pendant que l’Occident hurle à la menace, c’est lui qui prolifère : en bases, en sanctions, en drones et en dogmes.
Mais la vérité est nue : ce ne sont pas les vieux peuples qui rêvent de dominer le monde, mais les jeunes empires fébriles, qui agitent leur idéologie comme une arme, et veulent faire danser la planète au rythme de leur sinistre caca-phonie.
[1] A Clean Break: A New Strategy for Securing the Realm
[2]Dwight D. Eisenhower, Discours d’adieu à la nation, 17 janvier 1961. Archives Nationales des États-Unis / Eisenhower Presidential Library
[3] Propos tenus par le ministre israélien du tourisme, Beny Elon. Voir Daniel Ben Simon, « All Mapped Out », Haaretz, 8 mai 2003. All Mapped Out » de Daniel Ben‑Simon, publié dans Haaretz le 8 mai 2003, et cités par Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou dans son livre : Ccontre-croisade Le 11 Septembre et le retournement du monde, L’Harmattan, 2011.